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Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, synthétise avec une grande clarté bien de nos lectures sur l’économie solidaire. Cette clarté tient à un effort de typologisation remarquable, reposant sur plusieurs années de terrain passées au contact d’une « centaine d’initiatives » présentées en annexe.
Le cadre conceptuel est connu : celui d’une conception plurielle de l’économie qui emprunte à K. Polanyi, et qui au final distingue trois modes de circulation des richesses à la croisée desquels se situe l’économie solidaire : le marché, la redistribution étatique et la réciprocité, l’économie solidaire étant définie par la prédominance du principe de réciprocité sur les deux autres. Laurent Gardin précise ce cadre théorique en distinguant différents types de réciprocité, de relations avec le marché et avec l’Etat.
Sont ainsi distinguées : la réciprocité inégalitaire qui caractérise les initiatives qui n’associent pas les personnes à qui elles sont destinées comme les Associations Intermédiaires ; la réciprocité entre pairs dont procèdent les projets qui visent à « répondre aux besoins et aspirations de leurs initiateurs » [p. 50], comme les SEL ; et la réciprocité multilatérale caractéristique des initiatives qui « associent des acteurs hétérogènes variés, usagers, salariés ou bénévoles, tout en les plaçant dans une situation symétrique » [p. 48] comme les Régies de quartier ou le commerce équitable.
Concernant les différents rapports au marché, Laurent Gardin semble en distinguer idéaltypiquement trois. Le premier consiste dans l’alignement au moins tendanciel sur la logique du marché, sur une logique du « donnant-donnant », en leur sein (LETS anglosaxons) et/ou avec leurs clients (entreprise d’insertion dont il est dit que « pour une partie importante de ces expériences, l’idéal type de fonctionnement reste celui du marché » [p. 97]). A l’autre extrémité, en quelque sorte, on a le refus du marché affirmé par les initiatives qui produisent des services définis comme des biens communs (« santé, culture, environnement ne sont pas des marchandises » [p. 90]. Enfin, on repère une position intermédiaire qui consiste à subordonner – selon des degrés divers on s’en doute – le marché à d’autres principes, à d’autres finalités, que les initiatives les mettent en œuvre de manière autonome, comme la réciprocité justement, en leur sein (c’est le cas des SEL), et/ou encore avec leurs clients et/ou avec leurs fournisseurs (c’est le cas du commerce équitable notamment caractérisé par « la prise en compte des producteurs » [p. 94]), et/ou qu’elles s’appuient sur l’Etat, et le droit notamment (comme les structures d’insertion par l’économique qui ont demandé à l’Etat la possibilité de rémunérer leurs salariés à un prix inférieur à celui du marché, pour pouvoir assurer « leur finalité sociale d’insertion et la réalisation du droit au travail » tout en étant viable économiquement). Ces manières de subordonner la logique du marché, i.e. de la maximisation du profit et du donnant-donnant, à d’autres finalités et à d’autres registres du lien en leur sein et/ou dans leurs relations avec leurs clients et/ou avec leurs fournisseurs, traduisent une forme d’encastrement socio-politique du marché.
Enfin, sont distingués différents rapports à la redistribution, i.e. aux pouvoirs publics : la régulation tutélaire institue une relation de subordination des projets aux finalités des politiques publiques nationales ou locales ; la régulation quasi-marchande oriente l’économie solidaire vers une logique marchande, en encourageant les initiatives à miser sur la solvabilisation de la demande et en procédant à la mise en concurrence des prestataires par des procédures d’appel d’offre ; et la régulation conventionnée institue quant à elle une relation de parité entre l’Etat et l’économie solidaire dans la définition même du soutien que le premier peut apporter à la deuxième.
Où se situe l’économie solidaire ? « Les idéaux-types de l’économie solidaire s’appuient sur une réciprocité multilatérale qui vise un réencastrement sociopolitique du marché et la construction d’une régulation conventionnée avec les mécanismes de redistribution ». [p. 164]. Non seulement c’est clair, mais son effort de typologisation permet à Laurent Gardin de mettre en lumière les tensions qui s’opèrent entre les trois principes économiques (la réciprocité, le marché et la redistribution), et au sein de chacun d’eux. Le cadrage théorique est d’autant plus riche qu’il est conçu pour appréhender les glissements d’une forme de réciprocité à une autre, d’un rapport au marché et à l’Etat à un autre.
Enfin, cet ouvrage est bien plus qu’une belle synthèse : le dernier chapitre et la conclusion se présentent comme une invitation à creuser les voies ouvertes par Proudhon et Gurvitch pour théoriser l’économie sociale et solidaire. Le premier, en raison du caractère central que prendrait la notion de réciprocité dans son édifice théorique ; le deuxième en raison de son plaidoyer pour un « droit économique » qui instituerait en quelque sorte la régulation conventionnée dont procède idéaltypiquement l’économie solidaire selon Laurent Gardin. Des voies suffisamment originales pour être soulignées.
Passons à la discussion, en ne retenant qu’un point. Un vieux débat oppose amicalement les MAUSSiens et les tenants de l’économie solidaire : faut-il parler de réciprocité ou de don ? D’une certaine manière, pour Laurent Gardin, il n’y a pas à choisir, bien que lui-même semble avoir opté pour la réciprocité… Il n’y a pas à choisir car réciprocité et don, c’est au fond la même chose : « Le principe de réciprocité est basé sur le fait élémentaire qu’est le don, écrit-il » [p. 35] ; « la définition du don égalitaire rejoint celle de la réciprocité polanyienne entre acteurs symétriques égaux. (…). Au final, poursuit-il, nous retiendrons une définition de la réciprocité à partir du don égalitaire » [p. 38]. Les différents types de réciprocité qu’il distingue ne sont rien d’autre au fond que différents types de don : « La question à se poser est celle de la nature du don en présence » [p. 61].
Mais Laurent Gardin a opté pour la réciprocité. La réciprocité inégalitaire est ainsi définie comme un « don sans retour » [p. 48] (remarquons en passant que si le don est sans retour, nous ne voyons pas où se situe la réciprocité, ni le don d’ailleurs) ; la réciprocité entre pairs relève du « don, entendu comme triple obligation de donner, recevoir et rendre » [p. 53] (du coup, le « don sans retour » n’apparaît plus comme un don). Quant à la réciprocité multilatérale, dont procède idéaltypiquement l’économie solidaire, elle ne semble pas pouvoir être assimilée à un don, car « [elle] ne se limiterait (…) pas aux trois étapes caractéristiques du don : « donner », « recevoir », « rendre », mais en intègrerait une première originelle qui serait « faire valoir ses droits », « oser demander » comme le signale Isabelle Gérin (2003, p. 59) à propos des espaces de médiation féminine » [p. 61]. Est-ce vraiment une raison pour ne pas faire du don le ressort de cette réciprocité ? Pas sûr. En fait, on trouve déjà ce temps de la sollicitation chez Mauss ; et pour définir le don Alain Caillé a déjà proposé d’ajouter à la triple obligation de donner, recevoir et rendre celle de solliciter.
Retenons donc plutôt que le don et la réciprocité, c’est du pareil au même… jusque dans l’insatisfaction qui peut naître de leurs usages. D’un côté, comme le reconnaît Laurent Gardin lui-même, la notion de réciprocité présente le risque de « faire retomber dans le principe dominant du marché qui lui aussi se définit à partir de la symétrie » [p. 38] et de la réciprocité. De l’autre, compte tenu de la représentation sans doute encore spontanée du don qui n’est pas la nôtre au MAUSS, nous voulons bien reconnaître que l’emploi du mot « don » présente le risque d’insuffler dans les esprits l’idée que l’économie solidaire marche à la charité, entendue comme « don fait dans le refus de tout retour possible », don écrasant et humiliant que dénonçait Mauss d’ailleurs (que l’on pourrait plutôt dénommer avec A. Caillé donation pour ne pas créer de confusion avec le don), ce qui n’est évidemment pas le cas.
Mais gageons que la reconnaissance réciproque des risques possibles associés à l’usage de l’un ou l’autre des signifiants facilitera nos prochaines rencontres, et nous encouragera à considérer que le don et la réciprocité, c’est vraiment du pareil au même ! On pourrait même imaginer que les deux courant puissent lutter ensemble contre ces interprétations erronées de la réciprocité et du don maussien, qui participent en fait du même utilitarisme qui ne voit que de l’intérêt dans la réciprocité et que du désintéressement dans le don.
Au final, la lecture de l’ouvrage de Laurent Gardin nous invite, croyons-nous, à voir l’économie solidaire comme une économie où il s’agit idéaltypiquement non pas d’abord de se faire généreux, de donner, aux plus démunis en particulier – une vue sans doute encore trop économiciste dans la mesure où elle définit les personnes par leur dotation en richesses matérielles, en même temps qu’elle est susceptible d’orienter les initiatives vers une forme de philanthropie charitable - mais de permettre à chaque personne, en tant que personne, de se faire librement donatrice, d’elle-même d’abord, ou encore de susciter (et peut-être d’abord de reconnaître) chez chacun une « impulsion réciprocitaire », ce qui revient à dire la même chose.
Sylvain Dzimira, « Les initiatives solidaires, La réciprocité face au marché et à l’Etat », Revue du MAUSS permanente, 15 avril 2007 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip....