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Avril 2005
Les ruelles du Forum Social Mondial
Philippe Amouroux

Pour moi, la chose est claire : le Forum Social Mondial (FSM) est un extraordinaire exemple de bilan énergétique positif. Mais comme beaucoup de processus innovants, les effets visibles ne sont pas toujours au rendez-vous. Le changement n’utilise les grandes avenues qu’après avoir arpenté longuement les ruelles, et n’est souvent perceptible que pour ceux qui y croient.

Quelle entreprise, quelle institution organiserait un événement réunissant plus de 150.000 personnes avec des moyens aussi limités et sans en voir le profit immédiat ? Aucune ! !

Et de fait, le budget du Forum est de l’ordre de ce que peut dépenser une multinationale pour réunir quelques centaines de personnes. L’organisation est, en conséquence, souvent un peu limite, mais les militants s’accommodent de la fournaise des tentes ou de sanitaires réduits à leur plus simple expression. L’organisation n’est évidemment pas parfaite, et il y a toujours des ratés quelque part, mais … les choses se font. Beaucoup de bonne volonté, et au-delà des dissensions, une obstination et des objectifs communs qui galvanisent les énergies et les font aller jusqu’au bout.

Le gain énergétique vient, d’abord, du fait que tous ceux qui le peuvent sont là, pour ce grand rendez-vous annuel, et que les interactions y sont facilitées ! Par rapport à un événement ou une rencontre qui serait focalisée sur une thématique ou un objet, ici, tout est multiplié. On fait peut-être moins progresser chaque chose, mais on fait progresser beaucoup plus de choses en peu de temps.

Et pour cela, les allées du Forum, les stands de restauration, les halls des hôtels et les terrasses des cafés sont aussi importants que les tentes elles-mêmes. Les événements autogérés sont aussi importants que les multiples réunions tenues en parallèle.

Néanmoins, tout ce qui contribue dans l’organisation officielle à améliorer les interactions, à créer de nouveaux contacts sur un même thème ou à relier les thèmes entre eux, améliore le bilan énergétique. En ce sens, un grand progrès a été fait cette année par la création des espaces thématiques, par la priorité donnée aux activités autogérées et par la suppression des grands événements médiatiques de masse. D’aucuns verront le verre à moitié vide en pointant du doigt la segmentation entre les thèmes due à la séparation des espaces, sans voir le verre à moitié plein du gain énorme d’interaction entre les thèmes au sein d’un même espace. Le mieux est l’ennemi du bien. L’étape franchie cette année est un progrès réel qui n’occulte en rien le fait qu’il faille, à l’avenir, faire progresser aussi les liens et les échanges entre les espaces thématiques … une chose à la fois, surtout quand il s’agit de tâches aussi délicates.

Mais le bilan énergétique se mesure aussi dans les résultats produits. En quoi ce Forum Social est-il si important ? On y prêche et on y scande l’idée qu’un autre monde est possible, mais, finalement, une fois les chapiteaux repliés et les banderoles retirées, qu’est-ce qui a changé dans le monde ? En quoi, ce qui ressort du Forum a-t-il un impact sur les communautés de base, en quoi les alternatives ont-elles un réel potentiel de changement, en quoi influence-t-il la gouvernance globale de la planète ?

Quelles sont les véritables forces politiques à l’œuvre dans le FSM ?

On voit beaucoup de questionnements sur la force réelle des dynamiques citoyennes et des alternatives mises en avant lors des Forums.

  • Quel rôle politique jouent les nouveaux mouvements sociaux et les nouvelles dynamiques citoyennes ? Quelle place le FSM a-t-il dans tout ça ?
  • Qu’est-ce qu’une alternative ? Comment les classer ? Ont-elles un pouvoir de changement et à quelles conditions ? Est-ce que la somme d’alternatives constitue une alternative globale ?

On ressent une recherche d’un impact concret, d’une traduction pratique de la dynamique des Forums et des dynamiques citoyennes en général, en particulier sur le plan politique. Or, la Charte du FSM interdit toute déclaration ou parole politique officielle, et l’on a du mal à se faire une idée claire, par ailleurs, sur ce qui ressort concrètement des Forums.

Et pourtant, force est de constater que le mouvement prend de l’ampleur malgré toutes les difficultés d’organisation, que l’affluence ne fait que croître, que les hommes politiques du Nord et du Sud sont sensibles à l’événement, que des innovations, inconnues pour beaucoup, ont pignon sur rue dans les allées du Forum. La venue de Lula et de Chavez ont suscité beaucoup d’intérêt : même si ils ne sont pas venus au Forum, en tant que tel, leur présence au Gigantinho pendant le Forum était éloquente. Beaucoup d’intérêt également pour cette "économie solidaire" qui s’affichait partout dans les espaces du Forum (avec, entre autres, son "Chai", monnaie alternative qui a servi aux échanges dans les boutiques de commerce équitable). Concept totalement inconnu dans certains pays, mais réalité grandissante ailleurs avec même une reconnaissance politique dans certains gouvernements, qui ne peut qu’interroger.

Certains ont du mal à comprendre comment cette nouvelle vision de l’économie, née au départ d’innombrables alternatives destinées à pallier, ça et là, aux dégâts du système, peut justement changer ce système. Ils sont plus attirés par les campagnes altermondialistes d’opposition au système et ne voient pas encore très bien en quoi cette économie solidaire porte les germes des règles qui feront fonctionner le système autrement et sur d’autres valeurs. Mais la curiosité est là et le sentiment s’insinue et est déjà bien présent, qu’on ne fait pas changer les choses seulement à partir du global, et qu’il faut associer tous les acteurs de terrain qui se reconnaissent dans cette nouvelle vision d’une autre économie.

Les choses changent au niveau global quand on commence à avoir un impact politique. Elles changent aussi quand on commence à avoir une évolution visible des courants de pensée et des représentations qu’on se fait d’un monde souhaitable. Si le Forum Social est questionné sur le premier point, comme nous venons de le voir, il l’est aussi sur le second.

Plus qu’un lieu qui favorise l’innovation dans la pensée, le Forum la capitalise et l’affiche collectivement.

Ce n’est certainement pas le lieu le plus favorable à cela, même si tout est possible. En revanche, c’est un excellent lieu pour voir comment les idées progressent d’année en année. Même s’il n’y a pas, sauf exception, de débat approfondi sur une question, les intervenants font le bilan du point où ils en sont dans leur réflexion. Et l’on voit ainsi des thèmes qui restaient relativement marginaux, il y a deux ans, venir au premier plan. Sur certaines thématiques, comme l’économie solidaire, il y a une habitude de travail collectif qui s’est mise en place depuis déjà des années, et une communication grandissante entre les FSM, grâce à des lieux d’échange et de réflexion comme le Pôle Socio-Economique de l’Alliance, ou, comme les autres grands événements qui forment l’agenda de la société civile. On voit alors des évolutions et des tendances lentes mais nettes prendre place. Pour ne citer que deux choses, une volonté des acteurs de tous niveaux se confirme de :

  • relier les thématiques socio-économiques avec les autres, autrement dit de réfléchir à une autre économie possible et inscrite dans un projet global de société,
  • passer de propositions d’alternatives à des propositions politiques adressées à des acteurs précis.

Le Forum, plus qu’un endroit où se développe l’innovation, est un endroit où elle se capitalise et où les idées s’affichent collectivement, donnant plus de force aux dynamiques citoyennes. Cette fonction est extrêmement importante dans les dynamiques de changement, car si l’innovation dans les idées est ce qui fait changer les conceptions du monde et donne les plans du monde de demain, l’émergence et la consolidation d’une communauté mondiale citoyenne sont les fondations sur lesquelles pourront se concrétiser et se généraliser ces idées.

Les Forums Sociaux ne sont pas les seuls lieux où se bâtit cette communauté mondiale, mais ils jouent un rôle capital. Ils permettent aux citoyens de tous les milieux qui forment cette communauté de prendre conscience de leurs forces, de leurs faiblesses, de leurs complémentarités et, progressivement, des prochaines étapes qui permettront les changements. C’est un lieu par excellence de constitution d’une force politique populaire qui ne cherche pas à prendre le pouvoir, mais à donner du pouvoir et du sens. Cette force n’est pas organisée selon les critères habituels, c’est ce qui en fait aussi la difficulté d’appréhension et provoque des doutes. Elle associe aussi bien des militants d’ONG que des élus locaux, des leaders religieux, des chefs d’entreprise, des journalistes, des militaires, et bien d’autres … même si certaines catégories ne sont représentées que par quelques pionniers.

Pour moi, c’est cette constitution d’une force invisible, mais perceptible, qui représente le terme irrémédiablement gagnant de l’équation énergétique du Forum Social Mondial. Seuls des événements aussi fédérateurs et massifs peuvent constituer une telle force et donner un sentiment d’identité à ceux qu’une étude célèbre, faite par des sociologues américains, a nommés les "créatifs culturels" pour que la politique ne change pas seulement par les partis ou les syndicats, mais aussi par les citoyens d’aucun bord.

Une mémoire vive des forums sociaux

Reste à canaliser toute cette énergie accumulée et lui trouver des points d’application pour qu’effectivement l’impact soit mesurable, au cours du temps, à la fois sur le plan politique, dans les courants de pensée innovants et dans leur concrétisation dans les comportements de tous les citoyens. Ici consiste probablement l’effort le plus important à fournir maintenant, qui devrait retenir la plus grande attention des financeurs du FSM. C’est toute la promotion, la visualisation et l’affichage des propositions exposées dans les différents événements du Forum. C’est aussi leur traduction dans des discours politiques pluriels d’un type nouveau, bien loin des discours épuisants et épuisés des politiciens actuels.

Il ne s’agit pas de promouvoir une parole unique ou un programme politique, mais de montrer la pluralité des propositions sur les différents champs de l’activité humaine, et de permettre leur mise en débat dans des espaces publics qui touchent de plus en plus de citoyens et non pas les seuls professionnels ou praticiens avertis de la politique. Il faut recueillir et garder la mémoire des idées et des propositions qui se sont affichées collectivement sous les chapiteaux, pour qu’elles puissent devenir actives et circuler dans d’autres cercles. Ce n’est pas une mémoire de stockage, mais une mémoire "vive" qu’il nous faut, une mémoire où sont chargés les processus actifs d’une communauté mondiale émergente. C’est le chemin qu’a pris l’équipe "memoria-viva", en charge officielle de la constitution de cette mémoire du Forum.

C’est une tendance qu’on retrouve aussi dans les réseaux promoteurs de l’économie solidaire au FSM (au nombre d’une soixantaine, de niveau national ou international), qui, dans le cadre d’une coopération effective depuis 2002, pousse les choses encore un peu plus loin cette année en se dotant, pour la première fois, d’une équipe chargée de recueillir et de synthétiser après le Forum, les propositions des événements qu’ils ont soutenus.

* Philippe Amouroux
http://www.socioeco.org/fr/contact.php

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