études de cas

14 mai 2002
La Portée du Vécu Historique – Etude de cas des Associations d’Epargne et de Crédit, Albanie
Etude de cas du chantier Finsol
Ruth Egger

1. Données générales sur l’institution et son environnement 1.1 L’Albanie

L’Albanie est un pays de 29’000 km2, plus ou moins la surface de la Belgique, et compte une population de 3.5 millions. Jusqu’en 1991, le pays était renfermé sur lui-même par un régime communiste des plus exaltés. Depuis lors il entame un processus d’ouverture vers l’extérieur, processus qui a été freiné, en 1997, par la défaillance catastrophique du système pyramidal d’investissement.

La population de l’Albanie est composée, encore aujourd’hui, de 70 % d’agriculteurs et de 20 % d’employés du secteur public. Le nombre de personnes sans travail est très élevé (chiffre officiel : 18 %) et la vie des agriculteurs est difficile. Entouré du Monténégro et du Kosovo au Nord, de la Macédoine et de la Grèce au Sud, les possibilités d’exportation de produits agricoles sont limitées et la concurrence des pays voisins se ressent jusque sur les marchés locaux, ceci sans même parler des subventions que l’agriculture grecque reçoit actuellement.

1.2 Historique des Associations d’Epargne et de Crédit

En 1992, le programme Crédit Rural, un projet de la Banque Mondiale (BM), a commencé ses activités dans les villages de montagne en Albanie. Son objectif était de diminuer la pauvreté rurale au travers de petits crédits destinés à des paysans et petits entrepreneurs vivant dans des villages éloignés et qui, jusque là, n’avaient pas accès à des services financiers.

Pour gérer le programme et octroyer des crédits, les fonds étaient mis à disposition par différents bailleurs, partiellement à crédit (BM au Gouvernement albanais) et partiellement à fonds perdus. Ils étaient gérés par la Fondation albanaise de Crédit, une création du gouvernement albanais en concertation avec les bailleurs de fonds.

Vers la fin 1999, le programme était présent dans onze districts du pays et dans plus de 200 villages au travers des Fonds de Crédit Villageois (VCF) gérés par les gens du village sur l’initiative et avec l’appui du programme. A ce moment, 16’000 crédits pour une somme totale de USD 2.2 Millions (encours effectif) étaient engagés. Le montant des crédits variait entre USD 200 et USD 2’000 comme maxima et leur durée allait de six mois jusque trois ans avec une moyenne de 2,5 ans. Les taux d’intérêt s’élevaient de 18 à 24 % pour un crédit en monnaie locale (prêt du taux commercial) et le taux d’inflation à environ 7 %. Le taux de remboursement correspondait à plus ou moins 100 % et cela dans un environnement marqué par l’instabilité politique, par un faible taux de développement économique et par la récente “faillite” du système pyramidal, crise qui a bouleversé l’ensemble du système économique et politique de l’Albanie.

Pour valoriser l’expérience concluante, pérenniser les services du programme et les rendre indépendants de l’argent des bailleurs de fonds, le programme a décidé de créer des Associations d’Epargne et de Crédit (SCA) et de transférer graduellement les VCF dans les SCA quand cela était possible et souhaité. Dans le même temps, on prévoyait d’étendre la zone d’intervention à quelques nouveaux villages situés dans les plaines, dans des zones avec un potentiel économique plus favorable, et de délaisser quelques villages dans les montagnes qui étaient en train de se dépeupler (migration des jeunes, etc.).

Ce processus est actuellement en cours. Fin 2001, 59 SCA ont été créées, dont 39 dans des anciens villages avec VCF, et 73 villages participent. Pour 2004, il est prévu de créer 200 SCA servant 347 villages. Le programme VCF s’arrêtera fin 2004, et, avec lui, les services rendus aux villageois là où il n’y a pas de SCA ou pour ceux qui n’ont pas fait le pas pour adhérer au SCA de leur village. L’assemblée constitutive de l’Union des SCA a eu lieu en janvier 2001 et le transfert des ressources humaines et des actifs et passifs du Fonds est en négociation avec le gouvernement albanais et devra se faire jusqu’en juin 2002, au plus tard.

2. Les atouts et contraintes du système Fonds de Crédit Villageois

¨ Dans grand nombre de villages, le Conseil Villageois de Crédit créé pour l’attribution des fonds était la première institution de la société civile avec un but économique.

¨ La clientèle potentielle constituée de petits paysans et entrepreneurs vivant dans les montagnes et n’ayant pas ou peu d’accès aux marchés, aux emplois (en dehors de la migration saisonnière) et au système bancaire, était une clientèle assez homogène avec des contraintes et besoins très similaires.

Cela a permis de maintenir une simplicité dans le système et ses produits et, vu la durée négociable du crédit (jusqu’à trois ans), une utilisation très souple du crédit, et adaptée au cash flow familial.

¨ Le fait que c’était le Conseil Villageois de Crédit, une entité élue et qui représente, selon le système traditionnel, les familles du village, qui décidait de l’allocation de crédit créait une pression sociale difficilement contournable. De plus, il n’existait pas d’alternatives à ce programme. Si l’on voulait avoir un nouveau crédit, il fallait rembourser l’ancien.

¨ Les villages, soit le groupe desservi par le VCF, étaient petits (autour de 30 clients par village) ; ceci permettait une connaissance mutuelle de longue durée. Les créditeurs appartenaient souvent au même clan.

¨ La règle était d’un crédit par famille, ce qui semblait logique vue la taille de l’entreprise familiale agricole. Mais, en même temps, cela excluait plus ou moins les femmes du crédit, à l’exception des veuves.

¨ Vu la taille des villages, la faillite de la Banque Agricole et l’impossibilité de ces villageois de devenir clients dans une autre banque entre temps, on devait trouver une forme institutionnelle reconnue par la loi qui pourrait offrir les services sur une base pérenne.

¨ Pour des raisons de sécurité l’argent dépensé en crédit devait toujours correspondre à la somme de l’argent remboursé (2 fois par an) ou être compensé par de l’argent frais. Les VCF ne pouvaient pas avoir de l’argent dans leurs caisses, ou plus exactement ne pouvaient pas tenir une caisse. Cela excluait aussi toute possibilité d’épargne, au moins d’épargne à vue. Le transfert d’argent s’effectuait au travers des banques d’épargne dans les villes les plus proches.

¨ Les connaissances locales de l’équipe du programme ainsi que l’estime et la confiance mutuelle entre l’équipe et les paysans ont été à la base du succès du programme. La formation et l’appui technique ainsi que le concept ont été développés par un bureau de consultants international, très expérimenté en services financiers pour les pauvres.

3. Comment conserver les atouts du système tout en le faisant évoluer vers un système financier autonome ?

¨ La technicité du nouveau système d’Association d’Epargne et de Crédit (SCA) est plus pointue. Cela veut dire qu’il y a plus de gens à former. On trouve dans les villages des gens qui ont géré, par le passé, une coopérative, qui étaient comptables etc., et qui semblent bénéficier de la confiance (de l’estime) des villageois.

¨ Pour pouvoir croître et gagner en efficacité, quelques villages ont décidé de s’unir pour créer une SCA, tout en gardant le comité de crédit par village. Au temps du communisme, les coopératives s’étendaient souvent sur plusieurs villages, et il y a toujours eu des mariages entre les villages.

¨ Il y a un capital social (capital de l’entreprise) à créer pour chaque SCA. En plus de la cotisation initiale par membre, chaque emprunteur doit payer 3 à 4 % de la somme du crédit au capital de sa SCA chaque fois qu’il prend un crédit. Cela aide à capitaliser la SCA et, en même temps, cela peut créer une certaine solidarité (équité) avec ceux qui ne prennent pas de crédit.

¨ Il a été décidé d’introduire l’épargne et de rendre le système de refinancement pour les crédits plus flexible, permettant ainsi de mieux servir les membres au point de vue coordination et harmonisation entre les remboursements et les nouveaux crédits. De plus, l’épargne apporte des liquidités. Toujours pour des raisons de sécurité, mais aussi de gestion, le produit épargne introduit correspond à un dépôt à terme de six mois.

¨ Avec cette nouvelle formule, des femmes s’inscrivent petit à petit pour devenir membre. Le produit épargne pourrait spécialement attirer une clientèle féminine.

¨ L’équipe du programme a beaucoup investi dans la préparation des gens à leurs nouvelles fonctions et tâches (également dans l’analyse économique et sociale des nouveaux villages potentiels). Les résultats se sont fait sentir lors des assemblées générales : les discussions étaient animées et exposaient les problèmes des gens, plus particulièrement des paysans et des femmes.

¨ Il reste encore à prouver que les SCA développeront un esprit de solidarité entre elles, en dehors de la collaboration avec l’équipe du programme. Jusqu’à aujourd’hui, peu d’instruments ont été développés pour assurer cette solidarité. On parle d’un fonds de solidarité, mais il n’y a rien de concret pour le moment. Les Conseils d’Administration et de Surveillance de l’Union viennent tout juste d’être élus et beaucoup de choses dépendront également d’eux.

4. Quelques hypothèses et réflexions sur la solidarité et les liens sociaux 4.1 L’honneur

Nous avons ici à faire à un système financier bénéficiant d’une discipline de remboursement fort louable et cela depuis plus de dix ans déjà, avec de l’argent d’autrui (en grande partie un crédit de la Banque Mondiale au gouvernement albanais).

D’où vient cette discipline ? Le programme a bâti les VCF sur le système traditionnel d’organisation du village, un système avec ses règles et lois non écrites qui ont survécu au communisme et ont été rétablies dans le nouveau système avec quelques adaptations, lorsqu’elles étaient jugées nécessaires (les jeunes lettrés prennent parfois la place des anciens etc.). L’organisation est pyramidale (représentation par clan) et à travers la pyramide un mot à la valeur d’un contrat. Dans la mesure où les gens, au moment de prendre un crédit, se sont engagés envers le Conseil de Crédit et celui-ci envers la Fondation de Développement albanaise, il n’est pas question de ne pas rembourser. Cela est indépendant de la volonté des gens de recevoir un nouveau crédit par la suite. Le mot clef dans toute cette affaire est l’honneur, et ce sont les liens sociaux qui font respecter ce mot par tout le monde.

Un cas concret pour illustrer ce point : Alors que le système pyramidal s’était écroulé et qu’un des VCF ne remboursait pas à temps, la directrice du programme a rendu personnellement visite au chef du village dans sa maison pour le rendre attentif au problème. (Son inquiétude était que si un VCF commençait à ne pas rembourser, tous les autres agiraient de même). La réponse du chef de village a été claire : pour son propre honneur et celui de son village, il devait s’engager à rembourser l’intégralité du montant le lendemain. C’était là un signe vital pour le système.

La grande question est de savoir : Jusqu’à quand cette loi informelle survivra-t-elle et par quoi sera-t-elle remplacée ? Sera-t-elle remplacée par des lois étatiques et des services juridiques, par des influences extérieures (bonnes ou mauvaises) ? Et l’Union et le bureau technique accorderont-ils les instruments et stimulants nécessaires pour assurer la continuation d’une bonne gestion ?

Dans tous les cas il est vital que les SCA s’appuient aussi longtemps que possible sur cet atout. Pour ce faire, la transparence à tous les niveaux est nécessaire et les élus ainsi que les employés doivent vivre les mêmes valeurs. Comme le disait un des emprunteurs : dans ce système, il est rentable d’être honnête.

4.2 L’homogénéité des villages

Les villages VCF étaient assez homogènes d’un point de vue des activités économiques, avant tout agricoles, et avec une population traditionnelle. C’est moins le cas dans les nouveaux villages situés dans les plaines (jusqu’à maintenant le programme a su éviter les villages à forte migration). Les projets d’investissement dans ces SCA vont du petit restaurant, à la chambre de tourisme, à la culture de vignes etc. et les villages sont plus ouverts aux influences extérieures. Dans ce contexte, est-ce que la discipline sera également maintenue par les membres et les élus ? C’est un point à suivre de près.

Aujourd’hui les SCA de montagnes sont majoritaires. Est-ce que, par la suite, l’Union trouvera un intérêt et saura faire jouer la solidarité pour que les particularités et besoins spécifiques de ces villages aient une place dans le système (accès, petit revenu etc.) ? C’est possible mais cela requiert une volonté politique de la part de l’Union.

4.3 La sécurité

Ce qui est frappant, du moins à première vue, c’est l’incohérence entre d’une part la discipline, développée dans le point 4.1, et d’autre part la question de l’insécurité qui ne permet pas un fonctionnement fluide et normal.

D’où provient cette divergence ? Est-ce que cette situation d’insécurité est due au comportement des gens en dehors du système (contrôle social) villageois ? Est-ce également une valeur sociale de savoir voler les autres (mais non les siens)… ? Nous n’en savons malheureusement pas plus.

4.4 La transformation des VCF en SCA

Le projet prévoyait que tous les emprunteurs des VCF, s’ils le désiraient, créeraient leur SCA ensemble. Cela n’a pas été le cas. Dans beaucoup de villages les gens des VCF ont hésité ; un groupe adhérait, d’autres venaient plus tard, et d’autres n’ont toujours pas choisi d’adhérer. Une étude des bénéficiaires est actuellement en cours et devrait donner des indications quant aux différents raisonnements qui poussent à rejoindre les SCA et à quel moment.

Il n’est pas surprenant pour l’auteur de constater qu’il était plutôt plus facile de créer une SCA dans un nouveau village que dans un ancien, avec les VCF. Une considération qui n’a peut-être pas assez été prise en compte dans la planification.

5. La portée du vécu historique

Une réflexion et une comparaison avec d’autres expériences : Dans le cas de l’Albanie l’effondrement du régime communiste a laissé un vide institutionnel et ce sont les structures traditionnelles qui ont rempli ce vide (organisation au niveau du village). En effet, en ce qui concerne les activités économiques, la population était déjà habituée à se mettre ensemble, à se regrouper. Dans l’ancien temps déjà, on exportait les tomates en regroupant la récolte dans des centres de commercialisation ; pendant le communisme, les coopératives jouaient ce rôle ; aujourd’hui, on ne voit donc pas de difficulté à se mettre ensemble pour avancer économiquement….

Ce n’est pas du tout la même situation au Nicaragua où les coopératives, pendant le règne des Sandinistes, étaient entre autres un instrument (une organisation) politique et où les structures sociales traditionnelles, déjà au temps de Samoza (et même avant), avaient disparu. Après la guerre civile le climat, duquel était exclue la confiance, a fortement favorisé l’individualisme, au moins en ce qui concerne la vie économique (chacun/chacune pour soi) et il ne fallait plus parler du ‘coopérativisme’, en tout cas pas dans le sens strict du terme.

Dans les villages de l’Afrique de l’Ouest, où il y a eu moins de ‘ruptures’ politiques au niveau des villages, on trouve une intégration des structures traditionnelles, qui se produit tout naturellement, dans la vie associative et économique, p.ex les Caisses Villageoises du Centre International de Développement et de Recherche (CIDR). Cette collaboration étroite entre organisations sociales et économiques a certes ses avantages si les objectifs et intentions coïncident, mais dans le cas contraire, cela peut aussi avoir des effets négatifs (exploitation par le pouvoir). Des changements au niveau de la structure sociale sont également en cours en Afrique et il faudra voir les implications à long terme pour les différents systèmes d’épargne et de crédit autogérés.

Nous nous rendons compte que ces quelques exemples reflètent des points de vue et des interprétations très personnels et qu’ils sont loin d’être complets ou représentatifs. Nous avons essayé,cependant de faire part de quelques observations et peut-être d’amener à la discussion.

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