études de cas

Septembre 2006
Un visage du commerce équitable à l’indienne
Etude de cas du livre Quel commerce équitable pour demain ?

La mousson vient à peine de se terminer, emportant avec elle la chaleur suffocante et les pluies diluviennes qui, depuis trois mois, ont balayé l’État du Madhya Pradesh (centre de l’Inde), cloîtrant chez eux les cultivateurs de coton du district de Dhar. Aucune amertume ni impatience pourtant chez ces fermiers dont les petites parcelles de terre arable tirent l’essentiel de leur fertilité de ces inondations limoneuses. Trois mois, c’est peut-être long, mais les agriculteurs du village de Lohari en ont profité pour se reposer et s’occuper de leurs familles en attendant le début d’un nouveau cycle de récolte.

En ce mois de septembre 2006, une dure saison commence maintenant avec son lot d’inquiétudes et de déconvenues. La nature leur laissera-t-elle un peu de répit ? La mousson fut bonne, certes, mais la culture du coton est particulièrement exigeante et les prochains mois seront cruciaux. Il faudra être vigilant, spécialement quant aux invasions d’insectes qui peuvent anéantir des mois de labeur en un rien de temps. La plupart des fermiers devront s’endetter lourdement pour se procurer des produits chimiques dont l’utilisation assurera peut-être un volume de récolte leur permettant de rembourser les money lenders (prêteurs d’argent).

Ceux-ci profitent de l’absence de banques dans ces régions isolées pour prêter de l’argent à des taux exorbitants : parfois 20 ou 30% par an…Le risque financier est en effet élevé et les conséquences de ces prêts peuvent s’avérer dramatiques. De nombreux paysans, incapables de rembourser leur prêteur à la suite d’une saison désastreuse, en ont été réduits aux pires extrémités. Dans l’État voisin du Maharashtra notamment, les suicides de fermiers font tous les jours les manchettes des journaux. C’est pourquoi l’organisation Vidarbha Jan Andolan Samiti se bat pour augmenter le prix du coton offert par l’État aux agriculteurs et ainsi enrayer le cercle vicieux ayant mené à la mort de centaines de paysans.

Les fermiers du district de Dhar sont bien mieux lotis. Ici, ce n’est pas l’État, mais une puissante famille de la région qui prend en charge l’achat de la quasi-totalité de la production locale. Après avoir centralisé le coton graine, l’entreprise Mahima, gérée par cette famille, le transforme afin d’approvisionner l’industrie textile qui se développe un peu partout en Inde. De confession jaïne, les membres de cette famille jouissent d’une très grande crédibilité et d’un profond respect de la part des cultivateurs qui reconnaissent en eux toutes les vertus associées à leur religion : intégrité morale, respect absolu et inconditionnel de toute forme de vie, non violence… Les membres de la communauté s’en remettent entièrement, et ce, depuis des générations, à cette élite locale pour les guider non seulement dans leurs travaux agricoles, mais également au quotidien : ne parlant pas le hindi, encore moins l’anglais, les fermiers du district de Dhar demeurent extrêmement isolés et le soutien de la puissante famille apparaît le plus souvent comme leur unique recours en cas de besoin.

Élément essentiel du tissu social et économique du district, Mahima est plus qu’une entreprise car elle constitue le lien privilégié entre les agriculteurs et les autorités locales pour lesquelles elle assure notamment le recensement de la population. Un partenariat public-privé a également été conclu afin de financer la construction de barrages et de canaux essentiels à l’irrigation mécanique des champs. Le coton est en effet très gourmand en eau et de nombreux fermiers devaient jusqu’à présent s’accommoder d’un vieux système électrique capricieux. Pas facile lorsque l’alimentation en électricité n’est disponible que quelques heures par jour.Mahima constitue également un lien privilégié et quasi exclusif entre les cultivateurs et le marché du coton, marché dont la plupart des fermiers ne soupçonnent même pas l’existence. Ils n’aspirent pour la plupart qu’à vivre décemment des fruits de leur travail et confient à la famille jaïne le soin de commercialiser leur production. Leur univers ne va guère plus loin que les frontières de leur district et ils ne se projettent que très rarement au-delà de la prochaine mousson.

Depuis quelque temps pourtant, la vie sereine et tranquille de certains de ces fermiers est agrémentée de visites pour le moins inopinées dans cette région du fin fond de l’Inde rurale. Bravant les quelque 100 kilomètres de routes chaotiques séparant le district de Dhar et Indore où se situe l’aéroport le plus proche, de plus en plus de journalistes, de chercheurs et d’entrepreneurs, pour la plupart occidentaux, viennent observer les cultivateurs de coton et les interroger sur leurs habitudes de vie et leur travail. Peu habitués à ce genre d’exercice, les agriculteurs ne s’en prêtent pas moins au jeu et apprécient de plus en plus ces rencontres inédites : leur mode de vie intéresse beaucoup d’étrangers et ils en sont fiers !

C’est l’entreprise Mahima qui suscite cet engouement soudain, plus particulièrement son plus récent projet de culture de coton labellisé biologique : Mahima Organic Cotton Technologies. En quelques années, ce projet a pris une ampleur considérable : alors que 300 familles de fermiers étaient impliquées au début des années 2000, elles sont maintenant 1 500, réparties sur tout le district de Dhar. Encore très minoritaires par rapport aux agriculteurs conventionnels, les fermiers biologiques font de plus en plus d’émules parmi leurs voisins, au point que Mahima ne peut répondre favorablement à l’ensemble des candidatures. La conversion à l’agriculture biologique est effectivement très tentante, voire salutaire, pour des producteurs de plus en plus dépendants des intrants chimiques dont les prix se sont littéralement envolés ces dernières années.

Une équipe formée d’une quinzaine de personnes issues de la communauté des agriculteurs travaille aujourd’hui quotidiennement à réapprendre aux fermiers des gestes et des techniques utilisés par leurs aïeux avant l’industrialisation de l’agriculture prônée par la « révolution verte » indienne. Afin d’assurer l’autosuffisance alimentaire du pays, l’État déploya effectivement dans les années 1960 une politique agricole incitant à l’utilisation massive d’herbicides et autres pesticides afin d’atteindre des objectifs de productivité à la hauteur de la croissance démographique du pays.

Dans le district de Dhar, notamment, les savoir-faire relatifs à l’agriculture biologique, c’est-à-dire à la sélection, à la collecte et au traitement des déchets agricoles et de certains végétaux aux vertus avérées, sont presque oubliés. La réhabilitation de ces méthodes traditionnelles est cependant en marche, soutenue par le travail de l’équipe de Mahima. Cette volte-face environnementale au profit du biologique, doublée de la relation si particulière établie entre Mahima et les agriculteurs du district, a donc tout naturellement attiré l’attention de nombreuses personnes au Nord, notamment de certains acteurs impliqués dans le commerce équitable et biologique. C’est le cas de l’entreprise française Ideo qui, depuis 2002, importe des vêtements équitables et biologiques produits en Inde afin d’alimenter ses boutiques partenaires en Europe.

Deux fois par an, des émissaires de la petite structure parisienne parcourent quelque 7 000 kilomètres afin de visiter et d’inspecter leurs partenaires commerciaux en Inde. Accompagnés par l’équipe de Mahima Organic Cotton Technologies, sans laquelle tout contact avec les fermiers serait impensable, les gens d’Ideo s’imprègnent du quotidien des cultivateurs afin de s’assurer de l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Entre le traditionnel thé chai offert par les hôtes et les visites des champs de coton, il devient alors possible pour cet acteur de la mode équitable de personnaliser la matière première à partir de laquelle les vêtements qui ont été pensés et dessinés en France seront tissés et assemblés.

Ideo n’est pourtant pas le partenaire direct et exclusif de Mahima Organic Cotton Technologies.Mahima s’occupe de fournir du coton biologique à de nombreux ateliers de confection textile un peu partout en Inde. Un des tout premiers ateliers à se fournir en coton biologique chez Mahima est situé à Umergam dans l’État de Gujarat. Il s’agit de l’entreprise Purecotz Creation, partenaire historique d’Ideo avec lequel l’entreprise française a tissé un lien tout à fait étonnant, fondé sur la confiance et l’adaptation mutuelles. L’atelier indien s’est récemment installé dans un nouveau bâtiment de la zone industrielle d’Umergam. Les travaux d’agrandissement de cette nouvelle structure viennent tout juste de se terminer afin d’accueillir une centaine de nouveaux employés, portant ainsi l’effectif total à 400 personnes. Les salariés de Purecotz Creation travaillent désormais dans un atelier des plus modernes. L’augmentation significative du nombre de salariés traduit une forte progression de l’activité : la demande des consommateurs du Nord en vêtements biologiques et équitables est en pleine explosion et les commandes d’Ideo n’ont fait qu’augmenter depuis le début du partenariat commercial en 2003.

La direction de l’atelier souhaite maintenant stabiliser sa masse salariale : grandir trop vite présente certains risques et Purecotz Creation préfère refuser aujourd’hui des commandes plutôt que de souffrir demain d’un éventuel fléchissement de la demande. Ce ne fut pourtant pas le cas au cours des quatre dernières années, durant lesquelles l’effectif de Purecotz Creation a été multiplié par vingt. Et si les employés de l’atelier ne tarissent aujourd’hui pas d’éloges au sujet de leur principal partenaire, ce n’est pas seulement pour les nombreuses créations d’emplois qu’a engendrées cette Creation a aussi connu une franche amélioration, d’autant plus notable que les conditions de travail du secteur textile en Inde sont parfois très difficiles : les ateliers de misère y pullulent. Exposés sans protection à de nombreux produits dangereux, peu ou pas formés et mal payés, les travailleurs du secteur subissent de plein fouet les affres d’un système de production visant à minimiser le prix pour le consommateur, laissant aux populations du Sud le soin d’assumer les coûts sociaux et environnementaux de la production. La prise de conscience au Nord de ces inégalités criantes explique en partie le succès du commerce équitable en général, et celui d’Ideo en particulier.

La jeune entreprise se sera effectivement engagée, dès sa création en 2002, pour la mise en place de relations saines, tant sur le plan social que sur le plan environnemental, avec ses fournisseurs du Sud. Engagées et militantes, les deux fondatrices d’Ideo ont dû batailler ferme pour développer un secteur encore inexistant. Peu de gens imaginaient à l’époque qu’une entreprise puisse être à la fois vraiment équitable et lucrative. Les premiers mois furent d’ailleurs plutôt difficiles : le secteur était totalement en friche, et le choix des partenaires assez délicat. Ce n’est qu’après quelques déconvenues qu’Ideo a finalement passé sa première commande auprès d’un petit atelier de confection textile au bord de la faillite, mais qui avait déjà la particularité de n’utiliser que du coton biologique : Purecotz Creation.

À l’époque, les dix-neuf employés de l’atelier devaient s’accommoder de quelques machines à coudre vieillissantes installées dans un petit local mal aménagé. Leurs conditions de travail et leurs salaires étaient peu enviables, tout comme leur secteur d’activité était peu valorisé : au Sud comme au Nord, les vêtements en coton biologique n’étaient pas encore en vogue. Les conditions étaient donc réunies pour l’entreprise française désireuse de s’associer à une structure en difficulté, certes, mais partageant un certain nombre de ses convictions. Compte tenu du profond écart tant social que culturel existant entre l’Inde et la France, Ideo a misé sur une approche non contraignante et volontaire avec ses partenaires : encourager ce qui est bien fait, proposer pour le reste.

Ainsi, pas à pas, certaines avancées sociales majeures ont accompagné le développement économique de Purecotz Creation. Les salaires à l’embauche sont aujourd’hui supérieurs au salaire minimal en vigueur dans l’État. Les plus anciens employés ont vu leur rémunération tripler, voire quadrupler, en même temps que leurs responsabilités augmentaient au sein d’une structure qui n’en finissait plus de grandir. Ces personnes ont ainsi bénéficié d’une véritable ascension sociale, assez rare dans un pays où la destinée d’un individu est bien souvent décidée dès la naissance. Les centaines de tailleurs, commis et cadres de l’atelier disposent également maintenant d’une assurance médicale pour eux et les membres de leur famille. Au début sceptique quant aux coûts associés à cette couverture santé assez inédite en Inde, la direction de Purecotz Creation aura tout d’abord laissé à Ideo le soin d’en assumer la charge avant que sa solidité financière ne lui permette de prendre seule le relais. Par ailleurs, les employés et l’entreprise cotisent maintenant mensuellement, et à parts égales, à un régime de retraite ; ces mesures s’inscrivent dans le long terme, à l’instar du partenariat avec Ideo. Tous ces progrès n’auraient sans doute jamais pu voir le jour sans le succès rencontré par la marque Ideo en France et en Europe. Cette réussite n’est pourtant pas le fruit du hasard.

En 2003, le partenariat Ideo-Purecotz Creation n’en est qu’à ses débuts. Les ventes de produits équitables et biologiques sont en nette progression au Nord grâce à la sensibilisation croissante des consommateurs. Cependant, les produits manufacturés en général, et les textiles en particulier, sont encore boudés par les promoteurs du commerce équitable. Parallèlement, le concept de mode éthique émerge, notamment grâce à diverses campagnes de promotion militant pour l’amélioration des conditions de travail dans le secteur textile.

Entre une offre équitable encore inexistante et un secteur de la mode éthique aux contours assez flous, les deux fondatrices d’Ideo sont convaincues de pouvoir développer leur concept original. Mais pour concrétiser ces ambitions, il faut disposer de moyens financiers d’autant plus importants que l’entreprise est encore très jeune : la rentabilité économique s’impose vite comme une condition nécessaire à la réussite du projet. Si le succès n’est pas évident à l’époque, la prise de risque n’en est pas moins calculée. Il n’y a effectivement pas ou peu de concurrents pour Ideo qui peut donc développer son activité sans craindre de perdre des parts d’un marché qui reste encore à développer. Mais l’absence de concurrence est aussi synonyme d’absence de normes : tout est à faire.

La méthode s’affine donc peu à peu : les visites en Inde se font plus nombreuses et la communication en Europe s’organise pour crédibiliser la marque Ideo et ses engagements auprès de ses partenaires en Inde. La tâche est ardue car le label équitable, auquel les consommateurs se fient de plus en plus lorsqu’ils achètent un produit équitable en supermarché, n’existe pas pour les vêtements. Qu’à cela ne tienne, le logo d’Ideo fera rapidement office de garantie équitable pour les clients des boutiques distribuant les collections du designer français. Le site Internet de la compagnie, où les photographies et les rapports de mission abondent, devient vite un outil privilégié pour faire connaître la marque. L’accent est notamment mis sur l’utilisation exclusive de coton biologique et une large section du site est consacrée aux ravages provoqués par les OGM (le coton Bt) dans certaines communautés de cultivateurs indiens. Le site permet d’afficher les différents projets sociaux et environnementaux en plus des collections de prêt-à-porter : Ideo conjugue ainsi la mode et l’équitable.

Soutenue par le bouche-à-oreille et quelques articles parus dans les médias, la notoriété de la marque française progresse et le cercle devient vite vertueux : Ideo se construit une assise financière lui permettant de consolider ses investissements en Inde, ce qui crédibilise son activité et attire de plus en plus de consommateurs, et ainsi de suite… Entre 2003 et 2004, le chiffre d’affaires d’Ideo double.

Aujourd’hui, de nombreuses entreprises emboîtent le pas d’Ideo en France, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord. Par ailleurs, les grands acteurs traditionnels du mouvement équitable comme FLO investissent le secteur des produits transformés par l’entremise de codes de conduite qui viennent en quelque sorte compléter le label équitable au niveau des usines de transformation de la matière première. Ideo fait face à cette nouvelle concurrence en capitalisant sur son expérience et sa notoriété. L’entreprise développemaintenant de nouveaux produits et de nouvelles filières au sein de communautés défavorisées à Madras (est de l’Inde), au Pérou et au Cambodge. L’objectif est d’offrir aux clients de ses boutiques partenaires une gamme de vêtements tout aussi diversifiée qu’une autre marque, sans pour autant fléchir sur les valeurs et les principes qui constituent l’essence même du projet d’Ideo. L’entreprise est ainsi devenue emblématique d’un nouveau commerce équitable qui s’est développé en marge des filières et des institutions traditionnelles du commerce équitable en proposant une interprétation et une mise en oeuvre des principes équitables qui lui sont propres.