études de cas
En ce jour bien spécial de février 2005, les membres de l’organisation de producteurs du café équitable Café Chiapas, située dans l’État du Chiapas, se rendent à l’acopio. L’acopio est de loin le moment le plus attendu de l’année, puisque c’est le jour où les producteurs apportent à leur organisation le café récolté quelques semaines, voire un mois auparavant et sont enfin payés.
Pour se rendre à l’entrepôt de son organisation, Juan a une heure de trajet à faire en camionnette depuis la communauté où il habite, perchée à plus de 2500 mètres d’altitude. Pour ses douze sacs de café récolté sur ses deux hectares situés à flanc de montagne, Juan s’attend à recevoir 8 400 pesos (environ 800 dollars américains). Et ce paiement n’est qu’un paiement partiel. Si les affaires vont comme l’an dernier, son organisation devrait lui verser pour sa production environ 2600 pesos supplémentaires, mais qui ne lui seront payés que dans plusieurs mois. C’est donc un peu plus de 11000 pesos que Juan devrait retirer de la vente de son café, c’est-à- dire 920 pesos par sac (environ 85 dollars). Considérant que les coyotes payaient aux alentours de 450 pesos par sac l’an dernier, la vente de son café à l’organisation Café Chiapas est clairement avantageuse.
Pourtant, les 85 dollars par sac que recevra Juan paraissent bien en deçà du prix fixé par le commerce équitable qui est de 141 dollars pour le café biologique, un café qui doit satisfaire aux exigences de première qualité. La différence de 85 à 141 s’explique par le fait que le prix équitable est un prix pour le café arabica, lavé et Free on Board (FOB) au port d’origine. Bien que Juan ait procédé à quelques étapes de transformation après la récolte (dépulpage, lavage et séchage notamment), le café qu’il apporte à son organisation doit subir d’autres opérations avant de pouvoir être exporté.Malgré l’attention des producteurs à produire un café de première qualité, environ 20%du café vendu à leur organisation ne satisfait pas aux standards de qualité pour être exporté.
Ce café dit « naturel », cultivé de façon biologique mais dont la qualité est insuffisante, est écoulé sur les marchés nationaux à un prix qui varie selon les fluctuations du marché, mais qui est généralement bien en deçà de celui du commerce équitable. De plus, le prix FOB au port d’origine n’inclut ni le transport au port ni les taxes et autres frais afférents. Ces opérations de transformation, de commercialisation et de transport sont donc à la charge des producteurs et de leur organisation. Dans le cas de Juan, ce n’est pas Café Chiapas dont il est membre qui prend en charge ces opérations, mais plutôt la fédération Café Alternativo à laquelle Café Chiapas appartient. Considérant que la fédération doit assumer ces frais de transformation, de commercialisation et de transport, ce n’est que vers le mois d’octobre, huit mois après l’acopio, alors qu’elle a fait le bilan des revenus de vente du café et de ses coûts d’opération, qu’elle est en mesure de verser la seconde et dernière partie du paiement du café aux producteurs membres de chacune de ses organisations.
Idéalement, la fédération Café Alternativo souhaiterait pouvoir octroyer un préfinancement aux producteurs avant la période de la récolte, mais elle n’a pas les ressources suffisantes pour le faire. Le préfinancement de la récolte des producteurs engendre par ailleurs un risque financier que ni la fédération Café Alternativo ni ses organisations membres ne sont prêtes à assumer. Il faut dire qu’elles ont eu de mauvaises expériences par le passé. Certaines des organisations ont accordé un préfinancement à leurs producteurs avant la période de la récolte, mais, lors de l’acopio, plusieurs producteurs n’ont tout simplement pas apporté le café dû. Résultat : plusieurs organisations, dont Café Chiapas, se sont retrouvées déficitaires. Mauvais contrôle de la part des organisations ? Mauvaise volonté ou inaptitude des producteurs à gérer adéquatement leurs ressources ? Les avis sont partagés sur les causes de ce fiasco, mais la conséquence directe est que les producteurs ne reçoivent plus de préfinancement et sont payés seulement en échange du café. Cette pratique est par ailleurs généralisée dans le secteur des organisations de café au Mexique. Bien que la fédération n’octroie pas de préfinancement aux producteurs, elle doit néanmoins financer l’acopio lors duquel elle paie les producteurs. Le plus souvent, elle obtient un crédit auprès d’une institution financière mexicaine spécialisée ou demande à ses acheteurs de lui payer une partie du café à l’avance, ce que certains refusent toutefois de faire.
S’ils ne bénéficient pas de préfinancement, comment les producteurs trouvent-ils les liquidités pour assumer les dépenses de main-d’oeuvre et d’équipement liées à la période de la récolte ? Les plus prévoyants et les plus aisés utiliseront le paiement final reçu pour le café récolté l’année précédente car, dans les faits, ce paiement leur est versé quelques semaines avant le début de la récolte suivante.Mais la plupart, comme Juan, continuent en fait de vendre une certaine partie de leur café aux coyotes. En dehors des douze sacs de café qu’il apporte aujourd’hui à Café Chiapas, il en a vendu quatre cette année à un coyote. Le café ainsi vendu aux coyotes est le premier récolté et de qualité inférieure en raison de la plus grande variation dans la maturité des cerises.
Puisqu’une grande proportion de ce café ne satisferait pas aux standards de qualité des marchés d’exportation, ce recours aux coyotes rend service à la fédération d’une certaine manière, car celle-ci ne trouve pas d’acheteur pour ce café de qualité inférieure, même s’il est biologique et équitable.
À l’approche de l’entrepôt de son organisation, Juan fait signe au chauffeur d’arrêter en tapant sur la carrosserie de la camionnette. Les autres passagers l’aident à descendre ses sacs et reprennent la route. Juan est le premier producteur à se présenter à l’entrepôt. Arturo, qui est le conseiller technique de Café Chiapas, va à la rencontre de Juan et l’aide à transporter ses sacs jusqu’au lieu de la pesée. Comme plusieurs organisations mexicaines, Café Chiapas bénéficie des services d’un ingénieur agronome, que l’on appelle couramment un assesseur. Depuis près d’un an maintenant, Arturo est l’ingénieur agronome qui assiste Café Chiapas dans toutes ses activités, que ce soit pour les formations sur l’agriculture biologique ou pour la planification des projets de l’organisation tels que la construction future d’un entrepôt et, bien entendu, pour l’organisation des journées d’acopio.
Avant de peser le café qu’a apporté Juan, Arturo ouvre l’un des sacs et prend une poignée de café dans ses mains. Il le hume et le fait rouler entre ses doigts en l’inspectant sommairement pour vérifier notamment qu’il a bien été séché et ne contient pas trop d’impuretés. Verdict : le café de Juan semble d’excellente qualité. Avec toutes les formations dispensées aux producteurs ces derniers mois sur les techniques de production biologique du café, Arturo n’en attendait pas moins. À l’époque où les producteurs n’avaient pour seuls acheteurs que les coyotes, la plupart leur vendaient leur café le plus souvent sous forme de café cerise, c’est-à-dire à l’état frais. Le café se détériorait rapidement s’il n’était pas traité. Les producteurs connaissaient donc à peine les techniques de contrôle de la qualité. Aujourd’hui, le café que les producteurs apportent à la fédération est un café qui a subi certaines opérations qu’ils effectuent avec le plus grand soin directement chez eux. Dès que les cerises sont cueillies, ils enlèvent la pulpe du café à l’aide d’un moulin conçu spécialement pour l’opération. Les grains de café sont ensuite lavés à l’eau claire et subissent une fermentation avant d’être séchés pendant plusieurs jours. On appelle beneficio húmedo ces étapes de transformation effectuées chez le producteur pour mettre en valeur le café lorsqu’il est à l’état frais (encore humide).
Le café qui en résulte est appelé le café en parche ou pergamino en espagnol. En amont de ces opérations de beneficio húmedo, la production du café biologique implique la réalisation de nombreux travaux agricoles dont l’aménagement de terrasses, la taille des arbustes et le contrôle de l’ombrage généré par le couvert forestier sous lequel croissent les caféiers. La qualité des grains que produisent les caféiers est directement tributaire de l’ombrage qu’ils reçoivent, qui doit être ni trop important ni trop faible. La maîtrise de ces différentes techniques agricoles et du beneficio húmedo est cruciale compte tenu du fait que seul le café d’excellente qualité peut être exporté sur les marchés équitables.
Malgré tous les efforts déployés pour former les producteurs à maîtriser ces différentes techniques, les assesseurs sont confrontés à un problème récurrent lié à la main-d’oeuvre. Car pour les aider à effectuer les travaux agricoles avant la récolte et pour la cueillette du café, les producteurs recourent la plupart du temps à des travailleurs guatémaltèques. Bien souvent, même si les producteurs ont suivi les formations, les techniques sont mal appliquées sur leur parcelle tout simplement parce qu’ils n’ont pas nécessairement bien formé les travailleurs embauchés. D’autant plus que, d’une année à l’autre, les producteurs n’emploient pas nécessairement les mêmes travailleurs.
Pour la récolte qui vient de se terminer, Juan, comme plusieurs de ses compatriotes, a engagé deux travailleurs guatémaltèques dont un était accompagné de sa femme et de leurs deux jeunes enfants. La période des récoltes est tellement intense que la région vit une véritable pénurie de main-d’oeuvre locale, notamment en raison de la proportion très élevée d’hommes qui migrent vers le nord du pays ou aux États-Unis. Les travailleurs et leur famille vivent dans des conditions difficiles ; il n’est d’ailleurs pas rare de voir les femmes travailler un panier aux hanches pour récolter les cerises de café, leur dernier-né sur le dos. Juan tente pour sa part de bien traiter ses travailleurs, même s’il a connu quelques déconvenues (il y a deux ans, les Guatémaltèques qu’il avait embauchés sont partis alors que la récolte était à peine commencée, le laissant sans main-d’oeuvre pour faire le travail).
Après avoir pesé le café et fait le décompte, Juan reçoit un chèque de 8400 pesos comme il l’avait estimé. Fier de recevoir ce paiement, il constate que, depuis qu’il est membre de Café Chiapas, la situation économique de sa famille s’est grandement améliorée. Le supplément de revenu leur a permis d’acheter un peu plus de vêtements et des aliments de meilleure qualité. Mais s’agit-il pour autant d’un prix « équitable » ? Juan estime que le prix n’est pas assez élevé si on tient compte de tous les travaux d’entretien des plants de café qu’il doit faire tout au long de l’année, travaux qu’exige la production du café biologique. D’autre part, ces dernières années, les prix des biens de consommation ont augmenté – le maïs, les tomates, la farine, les vêtements –, alors que les revenus du café, qui constituent 80% des revenus de sa famille, sont restés à peu près stables. C’est aussi l’avis de Javier, employé de la fédération et responsable de l’acopio, qui plaisante que le commerce équitable (comercio justo en espagnol) est peut-être « le moins injuste » qu’il connaisse ! Depuis quelques années, la fédération a constamment diminué le prix payé aux producteurs parce que ses coûts d’opération n’ont cessé d’augmenter, notamment les frais de certification. Chaque acheteur du Nord a en effet ses propres exigences en matière de certification biologique. Par exemple, les acheteurs allemands exigent que le café soit certifié Naturland, pour le Japon, c’est le programme JAS, et ainsi de suite…Pour vendre leur café à ces différents acheteurs, les organisations de producteurs doivent donc adhérer à plus d’une certification biologique, ce qui augmente leurs coûts de production car il faut chaque fois payer pour la certification et les inspections qui y sont liées. De plus, la certification équitable autrefois gratuite exige désormais de nouveaux frais. Si bien que le commerce équitable s’avère plus avantageux certes, mais n’est peut-être pas si « équitable » qu’on l’imagine.
Avant de retourner chez lui, Juan relance Arturo et Javier à propos du système de gestion de la prime équitable qu’a instauré la fédération. Auparavant, la gestion de la prime était laissée à la discrétion de chacune des organisations et plusieurs la reversaient tout simplement aux producteurs. Désormais, la fédération va retenir la prime et l’octroyer à ses organisations membres pour le financement de différents projets qu’elles devront lui soumettre. Javier estime que cette mesure favorisera le renforcement des organisations tout en permettant de démontrer à FLO comment la prime a été investie. Juan est parmi les producteurs qui s’opposent à cette pratique, estimant que les opérations de transformation et de commercialisation leur coûtent déjà suffisamment.
Arturo rappelle à Juan que Café Chiapas pourra profiter de cette mesure pour financer partiellement la construction d’un nouvel entrepôt sur le terrain qu’elle a acquis récemment. Mais la prime équitable n’est pas suffisante pour couvrir tous les coûts : l’organisation devra quand même trouver d’autres sources de financement. Elle pourra, par exemple, demander une contribution spéciale de ses producteurs membres, ce qui sera discuté lors de la prochaine réunion mensuelle de Café Chiapas, s’il y en a une… Car depuis l’élection du nouveau comité exécutif de Café Chiapas il y a de cela un an et demi, l’organisation traverse une période difficile. Le changement de comité exécutif s’est fait dans une atmosphère de conflits et les producteurs participent désormais beaucoup moins à la gouvernance de l’organisation. Depuis des mois, le comité exécutif a promis de présenter les états financiers aux membres de l’organisation, mais ne l’a pas encore fait…
Tout a commencé avec une histoire de prêt contracté par le comité exécutif sans l’accord de l’assemblée. Parce que l’organisation devait rapidement procéder à l’achat d’un terrain, le trésorier a lui-même fait un prêt à son organisation pour qu’elle achète le fameux terrain à un taux d’intérêt de 10% par mois, sans que cette décision soit approuvée par les membres. Constatant ce fait, Arturo est intervenu.Mais plutôt que d’affronter le comité en place, l’ensemble des membres attend patiemment la fin du mandat dans six mois pour élire un autre comité exécutif. Les communications entre les membres de l’organisation sont d’autant plus difficiles que ceux-ci sont relativement dispersés sur le territoire. C’est dans cette atmosphère tendue que la fédération a assigné l’ingénieur Arturo à Café Chiapas dans l’objectif de renforcer la cohésion.
Il est maintenant 13 heures : Juan ira encaisser son chèque avant de retourner chez lui pour le repas du midi.