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Février 2010
L’économie sociale et solidaire cherche sa voix
Alternatives Economiques, n°288

L’économie sociale et solidaire peine à être reconnue comme une réelle force de transformation sociale. Des initiatives récentes tentent d’y remédier.

La crise que traverse aujourd’hui le capitalisme a redonné de l’actualité à la recherche d’alternatives à l’entreprise privée classique. Parmi les candidats, les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS). L’économie sociale rassemble les associations, les coopératives et les mutuelles. Elles ont en commun d’être gouvernées sur un mode démocratique (une personne = une voix) et de ne pas avoir pour objectif de maximiser les revenus de leur capital. L’économie solidaire, pour sa part, regroupe les organisations qui produisent des biens et des services à forte utilité sociale, qui décident d’embaucher en priorité des personnes en difficulté, de développer des activités soutenables sur le plan écologique, ou encore de pratiquer des formes d’échange respectant des normes sociales et environnementales élevées, comme le fait le commerce équitable.

Ces deux familles se recouvrent largement - un grand nombre d’entreprises solidaires ont un statut associatif ou coopératif -, mais pas totalement : il ne suffit pas à une banque d’être coopérative pour être solidaire... et bon nombre d’entreprises de statut privé lucratif poursuivent des objectifs qui les qualifient pour être considérées comme solidaires.

En dépit de son développement et de sa puissance - l’ESS rassemblerait aujourd’hui plus de 200 000 organisations employant 2,1 millions de salariés -, ce secteur peine à s’affirmer comme une réelle alternative à l’économie dominante. Faute d’unité, faute d’apparaître comme un véritable mouvement de transformation sociale, faute aussi d’être à même de mobiliser - ou de vouloir le faire - ses adhérents, ses sociétaires ou ses associés.

Trouver des solutions aux problèmes de la société

L’ESS n’est pas une exception française. Même si les noms et les statuts diffèrent selon les histoires nationales, peu de choses la séparent de l’important non-profit sector qui existe aux Etats-Unis. De même, dans le reste de l’Union européenne, en Amérique latine comme en Asie, on trouve de nombreuses coopératives, mutuelles, associations ou fondations (1). Rien d’étonnant. Car, partout où les hommes vivent, il se trouve des personnes pour tenter de répondre aux questions économiques et sociales auxquelles l’Etat et/ou le secteur privé ne donnent pas de réponses satisfaisantes. De ce point de vue, l’ESS tire moins sa légitimité de ses statuts, de ses valeurs ou de ses principes, qui ne sont connus que d’une minorité d’initiés, que de sa capacité à innover et à trouver des solutions aux problèmes de notre société. Moins de ce qu’elle est que de ce qu’elle fait, même si les deux ne sont pas sans rapport.

Ce qu’elle fait peut être illustré par de nombreux exemples. Ainsi, quand les ouvriers créèrent les premières sociétés de secours mutuel, au milieu du XIXe siècle, ils parvinrent à accéder collectivement à un minimum de sécurité alors que les patrons se séparaient des salariés malades ou invalides sans la moindre indemnité. Quand les paysans ou les artisans et petits patrons se rassemblèrent à la fin du XIXe siècle pour créer les premières caisses de crédit agricole ou les premières banques populaires, ils trouvèrent ainsi le moyen d’accéder au crédit pour développer leurs activités, ce que les banques classiques leur refusaient. Les associations de tourisme social qui se sont développées aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale ? Elles ont permis aux employés et aux ouvriers de profiter de leurs congés payés pour partir en vacances, un luxe jusque-là réservé à une minorité aisée. Enfin, quand, dans les années 1980, des travailleurs sociaux créent des entreprises et embauchent des personnes jugées inemployables, par les employeurs du secteur public comme du privé, ils prouvent qu’il est possible de lutter concrètement contre l’exclusion produite par le chômage de masse.

On pourrait multiplier les exemples, dans le domaine social, culturel, éducatif, sportif : l’ESS joue un rôle pionnier, à la fois réparateur des maux de la société et initiateur de solutions nouvelles. A ce point de vue, elle est moins une alternative au système qu’un élément majeur de sa réforme et de sa régulation, comme en témoignent d’ailleurs les secteurs d’activité où elle joue un rôle significatif (voir graphique ci-contre).

Répartition des effectifs salariés au sein de l’économie sociale et solidaire et hors d’elle, selon les secteurs d’activité, en 2007

L’économie sociale et solidaire (ESS) a un poids très important dans le secteur financier (un tiers des emplois), mais c’est aussi là que sa banalisation est la plus prononcée à quelques exceptions (significatives) près. Elle joue également un rôle essentiel dans le domaine sanitaire et social, ainsi que dans l’éducation populaire. En revanche, elle a un poids négligeable dans l’industrie (hors agro-alimentaire, où les coopératives ont un poids significatif). Enfin, si elle joue un rôle important dans le commerce, c’est en y incluant les coopératives de commerçants (Leclerc, Intermarché, Système U...). Cette présence inégale témoigne de la difficulté de l’ESS à se développer dans les activités qui mobilisent beaucoup de capitaux. Elle traduit aussi les motivations des entrepreneurs sociaux, plus soucieux de résoudre les problèmes de notre société que de développer de nouveaux produits et services.

Entre récupération, banalisation et instrumentalisation

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les organisations de l’ESS n’échappent pas à un destin qui oscille entre récupération, banalisation ou instrumentalisation. La récupération peut être à l’initiative de l’Etat comme du secteur privé : historiquement, les politiques publiques, dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de la protection sociale, sont largement issues de la société civile. Ainsi, la Sécurité sociale n’aurait jamais vu le jour si le mouvement mutualiste n’avait auparavant ouvert le chemin. La solidarité générale assurée par les systèmes d’assurance sociale obligatoire s’est développée sur le terreau des solidarités instituées par l’économie sociale au profit de groupes sociaux particuliers, réunis sur une base professionnelle ou territoriale (2).

La récupération peut aussi être le fait d’entreprises du secteur capitaliste : on le voit aujourd’hui avec le développement d’entreprises à but lucratif dans le secteur des services à la personne, en concurrence avec les associations, ce qui, en "écrémant" la partie la plus rentable de ce marché, limite la politique de mutualisation permettant d’offrir des services de qualité à des personnes ne disposant pas de moyens suffisants.

La banalisation, on l’observe partout où la réussite des entreprises de l’ESS se traduit par l’adoption progressive des règles du système dominant. L’exemple du secteur financier (banques et assurances) est ici particulièrement significatif. Les structures coopératives et mutualistes y ont un poids considérable : Crédit agricole, groupe Banque populaire-Caisse d’épargne, Crédit mutuel, dans la banque ; groupes MMA, GMF, Macif, Maif ou encore Matmut, dans l’assurance... Cette réussite économique s’est cependant trop souvent traduite par une banalisation pure et simple (3). Au point que les clients d’une partie de ces banques et compagnies d’assurances ne sont pas toujours capables de dire - quand on le leur demande - en quoi elles diffèrent des banques ou des compagnies d’assurances de statut privé lucratif.

Dernier risque, enfin : l’instrumentalisation. Elle est bien souvent observée dans le secteur associatif où de nombreuses structures jouent un rôle de simples opérateurs de politiques publiques décidées en dehors d’elles ; elles les assurent à moindre frais pour les collectivités territoriales ou l’Etat, qui évitent ainsi d’avoir à multiplier les postes de fonctionnaires. Leur rôle d’aiguillon de l’action publique se limite souvent, au final, à réclamer plus de moyens pour mener à bien leurs missions.

Une puissance qui peine à s’affirmer

Autant dire que l’ESS, prise dans son ensemble, n’est pas l’Alternative avec un grand A au capitalisme. On observe néanmoins en son sein de multiples initiatives qui sont autant de formes de résistance à sa logique. Une résistance qui concourt à transformer en permanence notre société. De nombreuses associations innovent ainsi en matière d’action sociale, de pratiques culturelles ou éducatives. Des banques coopératives, des mutuelles ou des institutions spécialisées développent des produits d’épargne solidaire. Dans le domaine agricole, des producteurs inventent de nouvelles filières, en rupture avec le productivisme, comme les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap).

Située entre le privé et le public, dans le marché tout en portant des valeurs de coopération et de solidarité, l’ESS contribue ainsi à civiliser l’économie et à la démocratiser, ne serait-ce qu’en introduisant du pluralisme dans les formes d’organisations productives. Elle rappelle que l’entreprise privée capitaliste n’est pas la seule forme possible. Et témoigne que l’enrichissement personnel n’est pas le seul motif qui peut donner envie d’entreprendre.

Il n’en demeure pas moins qu’elle recouvre des réalités disparates. Aussi n’est-il guère surprenant qu’elle peine à s’affirmer et que nulle voix ne parle avec force en son nom. Historiquement, les organisations de l’ESS se sont d’abord regroupées en fonction de leur statut et/ou de leur métier : Alternatives Economiques, en tant que coopérative de production, adhère ainsi à la Confédération des Scop, elle-même adhérente au Groupement national de la coopération (GNC), qui rassemble aussi bien les banques coopératives que les coopératives agricoles ou les coopératives de commerçants, tels les centres Leclerc.

En pratique, les différentes composantes de l’ESS comptent surtout sur les organisations qui les regroupent par statut et par métier pour défendre leurs intérêts spécifiques auprès des pouvoirs publics aux niveaux régional, national et européen. Des structures syndicales qui affirment l’utilité de leurs mandants, afin de défendre les avantages liés à leur statut ou obtenir des subventions. En outre, comme ces différentes familles opèrent dans des champs très variés, elles s’adressent à des interlocuteurs différents. Les coopératives agricoles vont d’abord frapper à la porte du ministère de l’Agriculture, les banques coopératives et les assureurs mutualistes s’inquiètent plutôt des projets de Bercy ou de Bruxelles à leur égard. Quant aux mutuelles de santé, elles débattent de leur place dans la prise en charge des soins avec le ministre chargé des Affaires sociales.

Il existe néanmoins une structure faîtière, le Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (Ceges), qui associe toutes les familles de l’économie sociale et solidaire. Mais le Ceges a une autorité d’autant plus limitée qu’il n’existe guère de consensus, au sein de ses composantes, sur la parole collective qu’il faudrait porter face aux pouvoirs publics ou à destination de l’opinion publique. Cette absence de consensus peut d’ailleurs se lire à la modestie de ses moyens : alors que le Medef occupe un immeuble de huit étages avenue Bosquet, dans le très bourgeois 7e arrondissement de Paris, le Ceges se contente de trois bureaux sous-loués près de la gare Saint-Lazare. Dans ces conditions, comment s’étonner que les pouvoirs publics ne donnent que de très faibles moyens à la Délégation interministérielle à l’innovation, à l’expérimentation sociale et à l’économie sociale (Diieses), son interlocuteur public (4) ?

A l’actif du Ceges cependant, la mise en place d’une représentation commune des syndicats d’employeurs de l’économie sociale aux élections prud’homales. Leurs listes ont rassemblé 19% des voix patronales en 2008, écornant ainsi sérieusement le monopole de l’alliance Medef-CGPME. Mais ce succès est resté sans lendemain. Et si nombre de personnalités de l’économie sociale affirment aujourd’hui la nécessité pour celle-ci de parler d’une voix forte et unie, elles peinent à se mettre d’accord dès qu’il s’agit de répondre à la question : pour dire quoi ?

On l’a bien vu face à la crise. Alors que l’économie sociale joue un rôle essentiel dans le secteur financier - pour le meilleur et pour le pire, comme l’ont montré les déboires de Natixis -, elle n’a pu, ou n’a pas souhaité, porter des propositions pour la régulation du secteur. Porter une vraie parole de transformation sociale supposerait donc d’oser défendre un projet en faveur d’une économie réellement alternative, plus sociale et plus soutenable sur le plan environnemental. Et d’assumer de se situer, au moins implicitement, dans le champ politique.

Un risque qui n’effraye pas les promoteurs des nouveaux regroupements qui sont en train de voir le jour, en marge du Ceges et des structures associatives qui affirment représenter l’économie solidaire spécifiquement. Ils entendent promouvoir une ESS en mouvement, celle qui porte le renouvellement du secteur. Deux initiatives méritent d’être signalées. La première est le Labo de l’ESS, un think tank créé à l’initiative de Claude Alphandéry, président d’honneur de l’association France active. Son objectif : profiter de la crise pour faire connaître et reconnaître une ESS offensive et ouverte, interroger et améliorer les pratiques de celle-ci, et oeuvrer à une transformation sociale, écologique et démocratique de l’économie globale, en alliance avec d’autres acteurs de la société. Ce vaste programme s’articule autour de cinquante propositions très concrètes, qui sont d’ores et déjà mises en débat, notamment à l’occasion des élections régionales (5).

Une autre initiative intéressante vient parallèlement de voir le jour, dont les créateurs sont en partie les mêmes : le Mouvement des entrepreneurs sociaux. Avant même d’avoir lancé une campagne d’adhésion, cette structure rassemble plus d’une centaine d’adhérents, qui entendent promouvoir l’entrepreneuriat sans exclusive, pour autant qu’il s’inscrit dans une démarche sociale et environnementale exigeante, mais dont les contours demeurent cependant encore à définir (6).

L’ESS en régions

Au-delà des formes des organisations à vocation nationale existantes, l’économie sociale et solidaire (ESS) est représentée en régions à travers le réseau des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (sachant que le terme "solidaire" est parfois banni). Ces chambres régionales sont regroupées en un conseil national. Le développement des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire a accompagné la montée en puissance du rôle des régions en matière de développement économique.

L’idée est de ne pas exclure les personnes travaillant dans des sociétés de capitaux, dès lors que celles-ci satisfont aux critères définis par le mouvement. Ce parti pris le distingue du CJDES, le Centre des jeunes, des dirigeants et des acteurs de l’économie sociale, qui rassemble des cadres et des dirigeants issus des associations, des coopératives, des mutuelles et des fondations (7). Le Mouvement des entrepreneurs sociaux, comme le CJDES, veut rassembler des personnes et non des organisations. Une logique qui rompt avec la pratique habituelle de l’économie sociale où les projets individuels avancent le plus souvent masqués derrière l’ambition collective ! Pourtant, l’avenir de l’ESS suppose aussi qu’elle ait la capacité d’attirer les milliers de jeunes qui souhaitent entreprendre, voir le résultat de leur travail, tout en s’investissant dans des activités porteuses de sens. Philippe Frémeaux

Alternatives Economiques - n°288 - Février 2010

Notes

(1) Voir www.rencontres-montblanc.coop

(2) La mutualité conserve aujourd’hui un rôle essentiel en matière de complémentaire santé, qui va d’ailleurs croissant en raison de la réduction de la couverture maladie publique.

(3) Voir "Banques coopératives, qu’allaient-elles faire dans cette galère ?", Alternatives Economiques n° 281, juin 2009, disponible dans nos archives en ligne.

(4) A l’automne dernier, une mission a cependant été confiée au député Francis Vercamer par le Premier ministre sur les conditions de développement de l’économie sociale et de l’entrepreneuriat social.

(5) Voir www.lelabo-ess.org

(6) Voir www.mouves.org

(7) Voir www.cjdes.org