Actualités

juillet 2009
Voyage dans l’innovation sociale britannique

(1/3) : Qu’est-ce que l’innovation sociale ?

A l’occasion d’un voyage d’études organisé par la 27e Région, nous sommes allés à la découverte de l’innovation sociale britannique, en rencontrant la plupart des cabinets de design et les principaux acteurs qui participent à redéfinir le rôle des usagers dans les services publics. Comment l’innovation s’inscrit-elle concrètement dans la vie des gens ? Peut-on faire de l’innovation sans technologie ? L’innovation sert-elle à faire de la politique ? Immersion.

L’innovation sociale : redonner le pouvoir aux utilisateurs

L’innovation sociale désigne un ensemble de stratégies, de concepts, d’idées et de formes d’organisation qui cherchent à étendre et renforcer le rôle de la société civile dans la réponse à la diversité des besoins sociaux (éducation, culture, santé…). Dans ce vaste creuset, le terme désigne à la fois des techniques et processus d’innovation et des innovations elles-mêmes (comme le microcrédit, l’apprentissage à distance…) ainsi que tout le champ d’action que cette innovation recouvre : entrepreneuriat social, mouvement coopératif, et plus généralement l’économie sociale et solidaire, comme on l’appelle plus traditionnellement en France ; un terme qui désigne à la fois les organisations qui jouent ce rôle et les processus qui expérimentent de nouveaux “modèles” de fonctionnement de l’économie (comme le commerce équitable ou l’insertion par l’activité économique). Le périmètre de l’innovation sociale est à la fois plus vaste et plus précis que celui de la démocratie participative à la française, qui concerne surtout le moment de la prise de décision politique.

Image : L’un des slogans du cabinet Think Public, tiré de leur plaquette de présentation : “Nous pensons que les gens qui utilisent et délivrent des services ont l’expérience et les idées pour les améliorer”.

L’innovation sociale est un mode de pensée qui met l’accent sur la personnalisation et la cocréation, explique Catherine Fieschi directrice de CounterPoint, le think tank du British Council, l’agence britannique internationale chargée des échanges éducatifs et des relations culturelles (et ancienne directrice de Demos, un think tank britannique lui aussi spécialisé sur ce sujet, comme elle nous le confiait en mai 2008). C’est-à-dire que l’individu est appelé à cocréer les biens et services collectifs qu’il veut utiliser et ne pas en être seulement consommateur. Le projet consiste à redonner du pouvoir à l’utilisateur, l’aider à s’émanciper, développer ses “capacités” ou plus précisément encore développer sa “capacitation“, c’est-à-dire faire que chacun exprime et cherche des solutions à ses demandes individuelles tout en créant de nouvelles formes de sociabilité pour éviter de se diriger vers une société trop fragmentée.

L’idée qui sous-tend le principe de l’innovation sociale est d’autonomiser l’individu tout en renforçant le lien social, en mettant l’accent sur l’analyse des comportements pour mieux y répondre. Pour Charles Leadbeater de Participle – qui travaille notamment à construire des solutions sociales pour les plus âgés -, si nous concevons l’innovation sociale comme nous concevons un bien de consommation, nous allons rater l’essentiel. “Les professionnels ont tendance à penser que les solutions aux problèmes passent toujours par l’augmentation des moyens consacrés aux solutions traditionnelles et professionnelles : si nous voulons plus de sécurité, il faut plus de policiers, si nous voulons une meilleure école, il faut plus de professeurs, si nous voulons un meilleur système de soin, il faut plus de services et de personnels… Quand on a un problème de service public, on a tendance à vouloir y répondre par plus de services publics, alors que bien souvent les solutions sont ailleurs.” Et de prendre l’exemple de la diminution des incendies domestiques. Faut-il mieux équiper les pompiers pour qu’ils puissent maîtriser les incendies ou développer des programmes d’installation de détecteurs de fumée ou de raccordement des appareils ménagers au gaz de ville… ou encore convaincre les gens d’arrêter de fumer ? “La solution ne consiste pas toujours à réorganiser les services, mais plutôt de regarder les besoins et les demandes des gens. Portons le regard sur les utilisateurs plutôt que sur le système en place”, assure le consultant.

Pour l’agence de design social Think Public, l’innovation sociale consiste à impliquer les gens dans les processus d’amélioration, de rénovation et de création des services publics. Là encore, il s’agit de déplacer le regard, de changer l’angle de vue, d’engager une conception centrée sur l’utilisateur. Le codesign (la coconception) dont se revendiquent ces consultants consiste à capter différentes perspectives pour comprendre comment les gens veulent ou peuvent utiliser un service public. Car l’objet du design, ici, n’est pas la conception d’un produit, mais bien celle d’un service, dans le but de transformer le service et le coproduire pour que les gens se l’approprient mieux. C’est d’ailleurs ce qui est intéressant dans le codesign : l’implication des usagers, qui n’est pas un alibi participatif, mais qui doit être au coeur de la transformation.

Pour Ivo Gormley, anthropologue à Think Public, vidéaste et consultant sur ces questions : “la participation est la clef de la transformation, parce qu’elle amène la confiance, l’excellence et l’efficacité. Plus vous comprenez un système et mieux il fonctionne. Plus vous en impliquez les utilisateurs, et plus le service s’améliore et se rapproche d’eux. Plus il est proche des utilisateurs et plus il a des chances d’être efficace”.

“Le plus important est de faire découvrir aux gens, par eux-mêmes, les problèmes qu’ils cherchent à résoudre”explique Robert O’Dowd du Design Council, l’organisme de promotion du Design sous toutes ces formes en Grande Bretagne. “Toutes les initiatives qui tombent d’en haut risquent surtout de ne pas fonctionner. A Dott”, un programme d’innovation sociale qui se déroule tous les trois ans dans une région anglaise différente, “on conçoit avec les gens, plutôt que pour eux. Tout doit être transparent, en impliquant les gens dans tout le processus, même si cela ne marche pas toujours. L’important n’est pas le prototype que nous allons réaliser avec eux, mais de laisser la communauté avec de nouveaux talents, de nouveaux outils, de nouvelles approches et de nouvelles envies qui vont donner du pouvoir au gens.”

Changer les pratiques et les méthodes

Face à des problèmes sociaux complexes, à l’image de comportements antisociaux que dénonçait un récent rapport britannique, il y a besoin de tester de nouvelles approches, explique Sophia Parker du Silk, le Laboratoire d’innovation sociale du comté de Kent, créé en 2007. Les méthodes et les outils ne fonctionnent que si elles sont associées aux gens, rappelle-t-elle. Il faut voir les utilisateurs comme des contributeurs aux solutions que l’on recherche et non pas comme des problèmes, tout en gérant la complexité, sans la simplifier. “La façon dont on implique les gens est importante. Le design permet de valoriser ce que les gens font et d’utiliser du matériel professionnel qui assure du sérieux de ce que l’on attend d’eux”, explique Sophia Parker. Le design est un processus qui a pour fonction d’impliquer les gens dans la conception des services, en rendant les supports, les projets, les séances de travail plus accessibles aux usagers de base. Est-ce que l’approche consiste alors seulement à rendre les supports jolis, agréables, communicables ? C’est parfois peut-être un peu le cas, en tout cas c’est une critique qu’il faut entendre. Il n’empêche que l’équipement participe aussi de la transformation de la relation. Il valorise ce que font les gens. Il encode la communication comme un principe d’accessibilité.

Mais les pratiques et les méthodes ne se résument pas au seul ajout d’éléments graphiques. Elles reposent aussi dans un esprit d’innovation, assez entrepreneurial dans la forme, qui doit se traduire par des réalisations concrètes, rapides, assumant leur caractère expérimental ou inachevé… D’où des fonctionnements en ateliers, d’ou l’utilisation du prototypage, qui consiste à rendre rapidement les choses concrètes, pour pouvoir les tester. “On prototype simplement pour tester et voir comment ça s’adapte aux gens”, explique Paul Thurston de Think Public. D’où, enfin, le fonctionnement en petites équipes réactives, mieux à même de rester proche des gens, de les impliquer.

Sophia Parker pense même que la force du Silk repose sur cette petite taille. Avec son petit budget, sa petite équipe, il présentait peu de risque pour les politiques du Comté. D’ailleurs, quand Sophia Parker envisage son développement, elle n’en parle pas comme celui d’une organisation, mais comme celui d’un réseau qui se démultiplie et parsème le territoire de petites équipes. Le laboratoire d’innovation sociale est la seule agence de ce type dans les territoires britanniques, même si d’autres territoires en ont le projet comme Liverpool, le Suffolk, le Sussex… D’ailleurs, souligne Charles Leadbeater, le réseau d’innovation est plus important que le laboratoire.

Les méthodes sont assez classiques finalement, mais elles ont l’avantage d’exister. Comme le rappelle Stéphane Vincent, responsable de la 27e Région : “L’enjeu repose moins sur le fait que les solutions passent à l’échelle, que sur les méthodes. Donner à tout le monde des boites à outils, des solutions d’empowerment, apprendre à concevoir des services… L’acteur public n’a bien souvent construit aucune méthode. Produire des outils permet de réfléchir à la façon dont les services vont fonctionner, permet de se projeter.”. Ces méthodes consistent d’abord à établir le diagnostic, c’est-à-dire mettre en lumière le problème. Comme le dit Leadbeater, “le plus important dans l’innovation, c’est la question qu’on pose, car elle induira les réponses qu’on y apportera. Face au vieillissement de la population, la bonne question c’est comment on vieillit bien. Ce n’est pas une question de services ou d’amélioration de services, mais de comment les gens veulent vivre et vieillir. Le défi n’est pas d’incrémenter l’innovation, mais d’engager les gens dans le changement.”

Ensuite, vient la “découverte”, comme l’explique Ivo Gormley d’I Think Public. Pour “découvrir”, les consultants de Think Public ont recours aux techniques des sociologues et des anthropologues, comme ils l’expliquent dans cette vidéo détaillant leur méthode : ils s’appuient sur l’observation pour mieux comprendre les utilisateurs, avec des captations vidéo, des suivis quotidiens pour regarder toutes les interactions que les gens ont avec tel ou tel service public par exemple. Ils s’en servent comme un outil d’analyse et de débat : non seulement la vidéo est l’un des support de la méthode anthropologique, mais elle sert également aux usagers pour s’étudier entre eux afin qu’ils fassent leurs propres observations, qu’ils établissent leurs propres diagnostics. Le but est de capter différentes perspectives : observer les gens, leurs parcours, leurs vies pour apprendre d’eux et trouver les idées qui vont les satisfaire. Ces observations débouchent souvent sur l’organisation d’un ou plusieurs ateliers de cocréation, des ateliers de créativité type Barcamp comme ceux du Social innovation Camp, d’autres utilisant le jeu, la libre parole ou les techniques de scénario et de mises en situation… Des ateliers qui se fondent sur les expériences des gens, et qui débouchent le plus souvent sur un prototype, pas nécessairement fonctionnel, mais qui permet de se projeter, d’imaginer, de tester, de mesurer l’impact, de remettre en dialogue… Et cela, en plusieurs itérations selon le budget et le projet, jusqu’au développement d’un outil ou de recommandations finales.

Une vidéo auto-promotionnelle présentant le cabinet de design Think Public.

Pour Stéphane Vincent, “qu’on soit d’accord ou pas sur le potentiel de ces méthodes, force est de reconnaître que leur richesse permet de créer des marges de manoeuvre nouvelles”. C’est le processus qui est important, plus que le résultat, car il permet de réintroduire la valeur du changement organisationnel dans les organisations. Mieux, il permet même d’aborder l’idée de transformation, processus encore plus radical pour interroger les pratiques.

Changer l’innovation ?

Le Nesta est né en 1998, grâce à des fonds provenant de la loterie nationale. Son but est de créer un environnement d’innovation en Grande-Bretagne, et on pourrait le comparer à Oséo en France. Le laboratoire du Nesta a été lancé il y a quelques mois pour s’intéresser à de nouvelles formes de soutien à l’innovation et à de nouvelles formes d’innovation, dont l’innovation sociale, nous explique Mike Harris directeur du Policy Research, le think tank de l’innovation publique du Nesta. L’objectif demeure pour cet acteur public de trouver les moyens pour que la politique d’innovation britannique ait plus d’impact, en réfléchissant aussi à la manière dont on produit l’innovation.

Pour Mike Harris, l’innovation dans les services publics anglais en est encore à un stade immature par rapport au secteur privé, ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas s’y intéresser. Les changements à long terme qui transforment notre société (le vieillissement par exemple), la diminution des investissements publics (qui signifie que l’amélioration des services doit se faire par d’autres moyens que le financement) et le développement de la personnalisation des services (que les gens consomment comme des produits de consommation), sont trois pressions qui transforment le champ des services publics. “L’innovation doit s’intéresser aux services comme une priorité”, assène Mike Harris. “Quand on parle d’innovation sociale, on parle de toute innovation qui touche les biens publics, qu’elle soit privée ou publique. Quand on parle d’enjeux comme le changement climatique, le vieillissement, le fonctionnement et l’avenir des systèmes de santé… on constate rapidement qu’il y a tant de défis que l’entrepreneuriat social ou l’action des associations n’y suffiront pas. L’innovation dans les services publics parle de tout ce qui délivre des services.” Il y a un “impératif d’innovation” rappelle Mike Harris à la suite d’un des rapports clefs du Nesta.

“L’innovation n’est pas toujours bien comprise”, rappelle-t-il encore. Elle n’est pas nécessairement technologique : d’une part, on peut innover en utilisant autrement les technologies existantes plutôt qu’en en développant de nouvelles. D’autre part, on peut innover sans technologie… C’est pourquoi les travaux du Nesta ne partent plus d’enjeux technologiques, mais d’enjeux de sociétés (comme le vieillissement ou la lutte contre la pauvreté) et s’adresse de plus en plus à des populations a priori éloignées de l’innovation. “L’innovation n’est pas d’abord de la technologie, mais une reconception du rôle de la technologie.” Dans ce contexte, le Nesta cherche aussi à sortir des cadres établis, des schémas de pensée des spécialistes de ces domaines comme de ceux des spécialistes des technologies, pour aller chercher des innovations radicales. C’est souvent en mettant les gens en capacité d’inventer et d’expérimenter eux-mêmes les solutions aux problèmes qui les concernent qu’on rencontre ces innovations : “L’innovation radicale, c’est ce que les autres n’ont pas pensé ou exploré. C’est la voie évidente dans laquelle on doit concevoir. Quand on commence à regarder comment on développe la capacitation des gens, on regarde l’innovation autrement. Même si l’innovation radicale c’est parfois celle dont tout le monde pense qu’elle ne marchera pas.”

Charles Leadbeater ne dit pas autre chose : “L’innovation, c’est comment partager de nouvelles idées. C’est de la collaboration que nait l’innovation. L’innovation, ce n’est pas apporter des solutions aux gens, mais plutôt de les aider à créer leurs propres solutions, en en créant le cadre.” Et de reconnaître que “l’innovation est un mot trop compliqué, car il se rapproche trop de la technologie, alors que nous parlons là des gens, de leurs vies.”

“Oui, il faudrait plutôt parler de transformation”, concède Stéphane Vincent. “De transformation appliquée notamment à l’acteur public. Devant l’ampleur des nouveaux enjeux et à organisation constante, les acteurs publics sont condamnés, d’une façon ou d’une autre. Toutes ces structures doivent se transformer car elles sont nées avant l’ère des réseaux. Elles pensent souvent que la transformation, c’est bon pour les autres, confondent dématérialisation numérique et transformation, et voient les habitants comme des bénéficiaires de leurs politiques, rarement comme des acteurs du changement.”

Bien souvent, force est de constater que l’innovation dans les services publics émerge d’en-dehors de l’institution. “La question n’est pas toujours comment améliorer le service, mais comment le détourner, le dépasser ?”, explique Leadbeater. Un symptôme que relève également Stéphane Vincent : “Tous les acteurs publics sont dans des stratégies de contournement de leurs propres politiques, de leurs propres services, de leurs propres outils pour les faire fonctionner.”

Les objectifs finaux entre l’innovation sociale et la démocratie participative sont les mêmes, mais le processus et la méthode sont différents, souligne encore l’animateur de la 27e Région. “Outre le fait qu’elles ne se déroulent pas au même moment du processus, l’innovation sociale implique une coconception qui n’est pas aussi claire dans la démocratie participative. La coconception, ce n’est pas la consultation, la concertation ou la participation.”

On voit bien que dans les méthodes, dans cette façon de revisiter l’innovation, il y a là une forme de réenchantement de l’action d’intérêt général. Une recherche permanente pour expérimenter de nouvelles solutions, de nouvelles voies, alliant créativité et technologies pour transformer sans cesse la société. Mais la transformation de la société est elle-même permanente. L’innovation sociale permettra-t-elle de fédérer les initiatives, d’être un bon médiateur entre ceux qui font de la participation citoyenne depuis longtemps, ceux qui utilisent l’intervention sous des formes plus artistiques ou communicantes ? Les valeurs sont proches, rappelle Stéphane Vincent. “Reste à savoir si la démocratie sert à rendre les gens autonomes. Si la République est prête à ce que les gens s’émancipent.”

Hubert Guillaud

Le dossier, “Voyage dans l’innovation sociale britannique” :

1ère partie : Qu’est-ce que l’innovation sociale ?

2e partie : Comment concrètement changer la société ?

3e partie : Quelles sont les limites de l’innovation sociale ?

Article MNE Bordeaux-Aquitaine