Actualités

Commission Stiglitz : un diagnostic juste, des propositions (encore) timides

La commission Stiglitz sur les indicateurs de performance économiques part d’un constat juste : nos instruments actuels nous rendent quasiment aveugles devant des risques majeurs. Mais ses propositions, souvent intéressantes, ne sont pas encore à la hauteur des enjeux, insistant trop sur la monétarisation comme principale méthode de mesure du progrès. L’urgence n’est pas d’évaluer les gains ou pertes en équivalent monétaire mais de disposer de signaux d’alerte que tous les citoyens puissent comprendre et s’approprier.

Une première réaction de Jean Gadrey et Dominique Méda au pré-rapport de la commission Stiglitz. Membres du collectif FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse), Jean Gadrey et Dominique Méda s’expriment sur le document provisoire mis en ligne début juin par la commission Stiglitz. Le collectif FAIR produira en juin un texte collectif plus développé, incluant des propositions pour la période à venir.

1. Que trouve-t-on dans le rapport de la commission ?

Le document de la commission accessible en ligne n’est pas d’une lecture facile, d’abord parce qu’il est rédigé en anglais (la traduction ne viendra que plus tard), ensuite parce qu’il est souvent très technique. Il nous semble donc utile d’en faire un résumé « pour tous », assorti de premiers commentaires. Nous formulons ensuite un jugement plus global.

Premier chapitre. Questions classiques sur le PIB

Le premier chapitre est celui du sous-groupe « questions classiques sur le PIB ». C’est sans doute lui qui est le plus proche de la commande initiale de Nicolas Sarkozy, lorsqu’il évoquait « les Français qui n’en peuvent plus de l’écart grandissant entre des statistiques qui affichent un progrès continu, et les difficultés croissantes qu’ils éprouvent dans leur vie quotidienne ».

Ce texte s’attache à décrire ce qu’est exactement le PIB, ses insuffisances et les tentatives d’amélioration existantes en restant dans le cadre d’une comptabilité nationale élargie (en unités monétaires).

« Le PIB est la mesure de l’activité économique la plus utilisée, c’est uniquement une mesure de la production marchande et monétaire, même s’il a été souvent utilisé comme mesure du bien-être économique. Procéder ainsi conduit évidemment à des erreurs et à de mauvaises décisions politiques », indique d’emblée le rapport, en expliquant ensuite pourquoi. Des prix souvent inadéquats

Le PIB saisit tous les biens finaux qu’ils soient consommés par les ménages, les entreprises ou les gouvernements. Les évaluer à l’aide de leurs prix devrait sembler une bonne manière de capturer combien la société est riche à un moment. Mais les prix n’existent pas pour certains biens et services (par exemple si le gouvernement fournit une assurance santé gratuite ou si les ménages donnent des soins à leurs enfants). Par ailleurs, même quand il y a des prix de marché ils peuvent être différents de l’évaluation par la société. Quand les actes de consommation ou de production affectent la société comme un tout, le prix que les individus payent pour un produit peut différer de celui de la société. Les dommages infligés à l’environnement par la production ou la consommation ne sont pas reflétés par les prix de marché. De plus, il est difficile de définir et mesurer les changements de qualité et de prix en pratique.

Du PIB au revenu disponible net

Il faut d’abord distinguer le produit brut et le produit net (ce dernier déduit la dépréciation des capitaux). Mais les mesures actuelles de dépréciation ne prennent pas en compte la dégradation des ressources naturelles et de l’environnement.

Ensuite, dans un monde de globalisation, il y a de grandes différences entre le revenu des citoyens d’un pays et les mesures de la production (PIB) dans le pays. La première notion est plus proche du bien-être des citoyens, car certains revenus sont envoyés à l’étranger et certains résidents reçoivent des revenus de l’étranger. Il serait préférable de mettre l’accent sur le revenu disponible net. Par exemple, en Irlande, il ne représente que 75 % du PIB. Les services non marchands sont très mal mesurés

Les mesures des services fournis par l’État sont défaillantes, qu’il s’agisse de services collectifs (sécurité) ou de services publics rendus aux personnes (médicaux, éducatifs…). Les mesures actuelles en « volume » sont fondées sur les « inputs » utilisés pour produire ces services (surtout le travail) plutôt que sur les « outputs » ou résultats. Les gains de productivité du travail sont alors plus ou moins ignorés. Il est certes difficile de trouver une bonne mesure. Par exemple aux États-Unis, les dépenses de santé par habitant sont les plus élevées du monde mais avec de très mauvais résultats (faible espérance de vie, etc.). Qu’est ce que cela signifie ? Un système de santé plus cher ? Moins efficace ? Il est vrai que l’état de santé ne dépend pas seulement des dépenses effectuées dans le système de santé mais de beaucoup d’autres choses. De semblables questions se posent pour l’enseignement. Il faut donc avoir des informations plus précises sur les services individuels rendus par l’Etat.

Commentaire : tout ce qui précède est juste, mais connu depuis trente ans sans que des mesures de correction aient été mises en œuvre

Dépenses « défensives » Les « dépenses défensives » sont une notion importante. Elles désignent des situations où le PIB augmente du fait d’activités qui consistent seulement à réparer des dégâts divers commis par d’autres activités qui, elles aussi, gonflent le PIB (exemple : dépolluer). Il y a alors croissance économique mais aucune progression du bien-être puisqu’on ne fait, dans le meilleur des cas, que revenir au point de départ. Il faudrait traiter les dépenses défensives comme des consommations intermédiaires et non des produits finaux ajoutés au PIB. Mais il est très difficile d’identifier les dépenses défensives. Il faudrait en développer des estimations expérimentales.

Commentaire : il est important que cette notion commence à être reconnue officiellement. Mais on note la timidité de la recommandation

La richesse est aussi dans les patrimoines ou stocks

Le meilleur indicateur de la santé d’une entreprise est son bilan (balance sheet) et la même chose vaut pour l’économie comme un tout. Pour cela nous devrions avoir un compte exhaustif de ses actifs : capital physique, humain, matériel et social, et de son passif.

Certains actifs ne sont pas reconnus comme tels dans les systèmes comptables. Le capital humain représenterait selon certains 80 % de toute la richesse. La difficulté réside dans la façon d’attribuer une valeur monétaire aux actifs non marchands. Et, même quand il y a des marchés et des prix, ils correspondent souvent à la petite fraction du stock qui fait réellement l’objet d’une transaction (exemple : ressources fossiles).

Commentaire : oui, la richesse et le bien-être sont aussi fortement liés à des patrimoines de société très divers et à des « biens communs », et pas seulement à ceux que mentionne le rapport. Mais la vision économiste des évaluations principalement monétaires de ces patrimoines est-elle à la hauteur des enjeux, d’autant que le rapport fait plutôt état d’une certaine impuissance à répondre aux questions qu’il pose ? Nous y reviendrons.

Niveau de vie économique et inégalités

Il faudrait accorder plus d’importance au revenu médian qu’au revenu moyen, car les inégalités ont augmenté. Quand les riches deviennent de plus en plus riches, cela tire la moyenne vers le haut alors que la situation ne s’améliore pas pour la majorité, comme aux Etats-Unis depuis dix ans.

Par ailleurs, il n’existe pas un consommateur représentatif ou moyen. Il est indispensable d’avoir des indices des prix et de pouvoir d’achat pour la consommation des différents groupes de la société (âge/ revenu /rural-urbain).

Commentaire : tout cela est juste et important, mais pas nouveau. Mais après tout, il peut être bon d’enfoncer le clou.

Aller vers l’intégration du travail domestique voire des loisirs ?

Il faut aussi des mesures plus larges de l’activité économique des ménages. Avant, les gens recevaient des services à l’intérieur de la famille qui sont aujourd’hui achetés sur le marché. Cela reflète un basculement du non marchand vers le marchand. Il faut utiliser les enquêtes de budget temps plus fréquentes et plus homogènes dans tous les pays pour voir comment les gens utilisent leur temps, et comment ils le répartissent entre travail et loisir.

On peut donc envisager des évaluations monétaires de la production des ménages dans les différents pays. Si l’on mesure la valeur de la production de services domestiques en multipliant le nombre d’heures par le salaire horaire moyen des personnels de maison, on obtient 35 % du PIB en France, 30 % aux Etats-Unis et en Finlande. La mesure du loisir en équivalent monétaire nécessite aussi des enquêtes de budget temps. Si on multiplie le temps de loisir moyen par la population active et le salaire moyen, on obtient pour les trois pays un doublement du revenu net disponible !

De telles mesures de « full income » (revenu global intégrant travail domestique et loisirs) sont encore une perspective incertaine à expérimenter. Mais les estimations montrent que les écarts de taux de croissance (ou de revenu réel) entre par exemple la France et les Etats-Unis sont bien plus faibles pour le « full income ».

Commentaire : rien de très nouveau, sauf l’insistance du rapport à faire plus souvent des enquêtes de budget-temps améliorées, ce qui est essentiel. En France, les évaluations de Ann Chadeau et Annie Fouquet datent de… 1981 ! Par ailleurs, la valorisation monétaire du travail domestique pose un réel problème politique. D’une part, cela tend à mettre toutes les activités sur le même plan (activités domestiques de « care » et activités de production économique). Et, d’autre part, du fait de cette mise en équivalence, certains pourraient en déduire que, si ce que les femmes font à la maison est une richesse plus ou moins équivalente à celle qu’elles produisent comme salariées, elles n’ont qu’à rester chez elles. Il faudra donc manier cette proposition avec beaucoup de précautions. C’est encore plus vrai du temps de loisir, dont on voit mal en quoi et comment la valorisation monétaire fournirait un outil d’aide à l’action. Ce chapitre reconnaît officiellement que l’ensemble des critiques faites au PIB depuis une vingtaine d’années étaient justifiées. On peut regretter que les porteurs de ces critiques aient eu tant de mal à se faire entendre, y compris des autorités économiques et statistiques. Un enseignement immédiat à tirer serait de prêter beaucoup plus d’attention aux propositions issues des courants hétérodoxes de l’économie, des autres disciplines, ou encore de la société civile, s’agissant des normes et conventions qui régissent notre vie sociale.

Mais sur le fond, qu’il s’agisse de la reconnaissance officielle apportée aux critiques du PIB, de la proposition de développer des indicateurs mettant mieux en évidence les inégalités de distribution ou de mettre en place des enquêtes budget-temps plus systématiques, le réseau FAIR ne peut qu’approuver des propositions dont ses membres se sont fait les soutiens depuis de longues années.

Chapitre 2. Les indicateurs de « qualité de vie »

Ce chapitre débute en identifiant trois approches conceptuelles pour traiter de la qualité de vie : 1) l’approche subjective du bien-être (les individus étant les meilleurs juges) par le biais d’enquêtes directes ; 2) l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (libertés de choix de vie souhaitée) ; 3) l’approche économique de la « juste allocation », où l’on évalue monétairement les dimensions non monétaires objectives de la qualité de vie, mais « en respectant les préférences des personnes », révélées par enquête ou observation de leurs choix effectifs.

Dans l’approche par les capabilités, les états subjectifs ne sont pas tout ce qui compte : permettre aux gens de saisir des opportunités est important en soi, même si cela n’augmente pas le bien-être subjectif. La théorie des capabilités et celle de la juste allocation reposent sur des attributs objectifs, mais diffèrent dans la manière dont ceux-ci sont agrégés et pondérés. Le choix entre les différentes approches est une question normative.

Commentaires : 1) le texte se réfère à des dimensions philosophiques et sociologiques qui ne peuvent pas être exclusivement prises en charge par des économistes. On nous propose seulement trois approches, pourquoi ? 2) On nous indique que le choix entre ces trois approches dépend de choix philosophiques normatifs : qui va les faire ? Il n’est jamais question ni de construire collectivement ce choix, ni d’un bien-être ou d’un bien commun qui pourrait être d’emblée collectif. Et par ailleurs ces trois approches sont clairement non compatibles, voire contradictoires.

Les dimensions de la qualité de vie

D’une façon qui ne semble pas dictée par une théorie mais par la composition du groupe rédacteur le texte retient les dimensions suivantes : la santé ; l’éducation ; les activités personnelles (dont le travail) ; la capacité d’expression politique ; les connexions sociales au sens de Robert Putnam, membre de la commission ; les conditions environnementales ; l’insécurité personnelle et l’insécurité économique.

Toutes ces dimensions sont importantes et déterminantes pour la qualité de vie. La question est de savoir comment elles sont liées les unes aux autres et se déterminent les unes les autres. Le gros problème est aussi celui de l’agrégation éventuelle. Tous les choix d’agrégation et de pondération sont soumis à controverse. Par ailleurs, ces mesures sont actuellement basées sur des moyennes nationales et ignorent la corrélation entre les différentes dimensions de la qualité de vie parmi les gens ou les groupes, donc le cumul des inégalités ou de la pauvreté en conditions de vie.

Commentaire : il y a certaines bonnes analyses dans ce chapitre, mais on voit mal se dessiner des conclusions un peu fortes ou hiérarchisées dans cet ensemble, qui donne l’impression d’avoir été tiré dans des directions multiples du fait de la présence de « leaders » scientifiques dont les approches sont manifestement non compatibles. L’absence de délibérations constructives impliquant d’autres disciplines et d’autres acteurs se fait ressentir. La dimension collective - et construite au terme d’une délibération collective - d’un ou de plusieurs biens communs fait défaut.

Chapitre 3 : les indicateurs de développement durable

Ce chapitre passe en revue les différentes tentatives existantes pour mesurer le développement durable. Il revient sur les travaux existants, pose des questions de fond, montre les limites des différents scénarios possibles.

Il existe, dit le texte, des tableaux de bord et des indicateurs de développement durable très nombreux. Par exemple les indicateurs de l’IFEN, d’Eurostat… Il existe aussi des indicateurs composites comme celui d’Osberg et Sharpe ou d’autres. Un des avantages de ces indicateurs est d’inviter à regarder les évolutions de leurs composants. Mais on retrouve toujours le problème de l’arbitraire du choix des composants et des pondérations. Toute procédure d’agrégation se heurte à des limites.

Il existe aussi des tentatives de construire des PIB ajustés ou « verts ». On doit aussi regarder les indices qui se concentrent sur la surconsommation ou le sous-investissement et qui permettent de mettre en évidence une pression excessive sur les ressources. L’épargne nette ajustée (ENA) de la banque mondiale est, disent les auteurs, l’un de ces indices. Elle est construite à partir du concept de comptes nationaux verts. Il s’agit de maintenir un stock constant ou croissant de « richesse élargie ». Dans l’ENA, on ajoute la variation du capital « produit » par les activités économiques, les dépenses d’éducation (censées approcher l’augmentation du capital humain), puis l’on déduit la consommation (pertes) de certaines ressources naturelles (fossiles) ainsi qu’une estimation des dommages liés aux émissions de gaz carbonique. Tout cela est évalué monétairement. On utilise à cet effet des prix souvent fictifs. On est censé suivre un sentier de développement durable tant que l’ENA est positive, puisque alors la richesse élargie progresse.

« L’empreinte écologique », quant à elle, est utile pour la communication. Elle nous parle de la façon dont nous faisons usage de certaines ressources naturelles renouvelables de la planète (mais pas de toutes ces ressources : par exemple, les ressources en eau n’en font pas partie, mais il existe par ailleurs un indicateur « empreinte eau ».) Elle est selon les auteurs un bon indicateur au niveau mondial, pas à d’autres niveaux. Elle n’est pas intéressante pour analyser un pays ou une société, est-il dit. L’empreinte écologique permet de mesurer la non soutenabilité mondiale ou la contribution d’un pays à la non soutenabilité mondiale, mais pas le caractère soutenable du développement d’un pays.

Que veut-on mesurer, écrivent les auteurs ? Nous voulons mesurer le niveau de bien être et notre capacité à conserver ce niveau de bien être. Des tableaux extensifs du développement durable ne sont pas très utiles ; les indicateurs composites précédents non plus car ils ont un caractère arbitraire. Les mesures de niveaux de vie soutenables comme le PIB vert sont aussi insuffisantes. Ce que nous voulons c’est que les générations futures aient des niveaux de vie au moins égaux aux nôtres et cela dépend de notre capacité à leur transmettre des quantités suffisantes de patrimoines ou « capitaux » qui importent pour le bien être.

Une littérature récente (Arrow) montre comment on pourrait procéder en vue d’évaluations monétaires acceptables sur la base d’un indicateur d’ENA amélioré qui selon les auteurs permettrait d’envoyer les bons signaux. Les critiques faites à l’ENA sont que les pertes de ressources naturelles peuvent être compensées par des gains dans les autres formes de capitaux, ce qui n’est pas acceptable en cas de seuils critiques « vitaux ». Mais avec l’approche améliorée, on peut penser que si une ressource naturelle devient cruciale pour la survie de l’humanité sans pouvoir être remplacée par d’autres actifs, son prix tendra vers l’infini. Cette solution est pour l’instant essentiellement théorique. Il y a beaucoup d’obstacles qui s’opposent à sa mise en œuvre.

Il faudrait donc des scénarios avec des évaluations différentes des actifs critiques pour l’environnement. Le problème est que les prix (par exemple celui de la tonne de CO2) reflètent des préférences idéologiques. Une des idées est de construire une version « de précaution » d’un indicateur de richesse élargie (ENA idéale) avec des prix reflétant les pires scénarios. L’autre possibilité est de traiter le changement climatique ou d’autres évolutions majeures de l’environnement d’une façon isolée en construisant des indicateurs physiques ad hoc comparant les stocks à des objectifs définis. Cela est cohérent avec la recommandation consistant à proposer de mélanger des indicateurs monétaires et des indicateurs physiques pour les questions environnementales.

Commentaire : les questions irrésolues renvoyées à de futurs travaux abondent dans cette tentative de « sauver l’ENA ».

2. Les apports appréciables de la commission Stigliz

Les pages de ce rapport consacrées à la critique du PIB (lorsqu’on l’assimile à un indicateur de progrès) doivent être saluées, même si cela n’est pas nouveau, car lorsqu’un aréopage d’économistes de haut vol dit cela, c’est pour nous une reconnaissance, voire un tournant historique. De façon générale, nous l’avons dit, le chapitre 1 contient des avancées appréciables pour la reconnaissance de thèses que nous défendons depuis longtemps.

Parmi les autres points très positifs, signalons : une assez forte présence de la question des inégalités et de l’insécurité économique et sociale (y compris pour mieux cerner des effets cumulatifs sur certaines personnes ou certains groupes sociaux), aussi bien dans le chapitre 1 que dans le 2, mais pas dans le 3 ; l’insistance à diverses reprises sur des enquêtes de budget-temps plus systématiques et plus fréquentes dans tous les pays ; le souci de mieux valoriser (monétairement ou non) le non marchand et le non monétaire, les services publics et leurs contributions. La notion de « dépenses défensives » fait l’objet d’appréciations positives (il s’agit de situations où des activités qui augmentent le PIB correspondent à de pures réparations de dégâts occasionnés par d’autres activités qui augmentent le PIB…).

Au total, il y a vraiment du grain à moudre et des avancées dans ce rapport. Mais il y a aussi de fortes limites, dont on peut encore espérer qu’elles seront dépassées dans la version finale.

3. Un résultat encore décevant, qui n’est pas à la hauteur des grands enjeux de ce début de siècle…

Partons de cet excellent constat public de Joseph Stigliz : nos instruments de mesure actuels, notamment le PIB et sa croissance, nous ont rendus presque aveugles. Ils nous ont fait croire que la vive croissance américaine des dix dernières années devait être copiée partout, alors que c’était un mirage et qu’elle n’était pas soutenable. Ni sur le plan financier et économique, on l’a vu, ni sur le plan social (la majorité des Américains a en réalité connu une décennie de stagnation ou de déclin), ni sur le plan environnemental (tous les indicateurs physiques montrent un dépassement des seuils d’alerte). Les indicateurs économiques dominants nous trompent en ne nous envoyant pas les signaux permettant d’agir et de prévenir à temps les crises majeures, ils ne nous disent rien du bien-être durable, des inégalités, de la pression environnementales, etc. Il en faut d’autres pour cela.

Avec un tel constat, qui rejoint les nôtres, nous espérions des conclusions fortes en faveur d’indicateurs d’alerte permettant par ailleurs de fonder et de suivre les réorientations urgentes des politiques nationales et internationales. Nous n’y sommes pas encore. Commençons par les deux domaines qui occupent le plus de place dans le rapport. D’abord les extensions et révisions du PIB pour mieux mesurer un revenu disponible net voire un revenu global (« full income ») intégrant le travail domestique et les loisirs. Puis la proposition d’un indicateur phare de « développement durable national » inspiré de celui de la Banque mondiale : l’épargne nette ajustée (ENA). Extension du domaine de la monétarisation

Qui peut penser qu’en remplaçant le PIB par un indicateur (certes meilleur, donc recommandable) de revenu net, on sera moins aveugle en cas de risques de crises graves ? En quoi son utilisation en 2007 et 2008 aurait-elle permis d’y voir plus clair sur les dangers ? En rien. Il faudrait donc déjà réfléchir, pour les mettre en avant, à des indicateurs de risques économiques et financiers majeurs.

Posons-nous les mêmes questions pour l’indicateur lui aussi monétaire de revenu global ou « full income ». Les réponses sont identiques. Et pour les indicateurs suggérés de richesses patrimoniales diverses ? Mêmes réponses. Pourquoi cette impuissance, que l’on retrouvera avec l’ENA ? En raison selon nous de l’insistance sur la monétarisation comme seule méthode vraiment satisfaisante pour ces économistes. La très juste critique du PIB nous rendant aveugle n’est pas allée jusqu’à une critique des limites de la comptabilité nationale monétaire, en réalité impuissante à intégrer des problèmes POUR LESQUELS ELLE N’A PAS ÉTÉ CRÉÉE.

L’ENA, ou l’Estimation Non Adaptée

De la même façon, qui peut penser qu’avec l’indicateur monétaire d’épargne nette ajustée (voir précédemment), inventé par la Banque Mondiale et survalorisé par la commission comme hypothèse à creuser, on aura un repère qui soit 1) compréhensible par d’autres citoyens que des économistes appuyés sur leurs modèles ; 2) reflétant (ce que prétend le rapport) les grands enjeux du développement durable, alors qu’il ne prend en compte ni les seuils écologiques critiques ni les questions d’inégalité et de pauvreté ; 3) capable d’influer sur les pratiques d’acteurs qui voudraient comprendre les enjeux.

Certes, pour cet indicateur, on nous explique qu’avec des méthodes encore plus sophistiquées, mais pour l’instant au stade de la recherche, on pourrait surmonter des faiblesses actuelles reconnues. Ces faiblesses aboutissent à ce que les Etats-Unis et la Chine ont, avec cet indicateur, d’excellentes performances en matière de développement durable ! Cette proposition d’amélioration radicale nous semble, elle aussi, illusoire. Elle est, de plus, dangereuse, en nous éloignant des indicateurs d’alerte vraiment utiles pour d’autres politiques de durabilité.

Nous ne sommes pas hostiles, pour des politiques bien spécifiques (par exemple pour fixer des coûts de réparation ou des taxes), à certaines évaluations monétaires conventionnelles de dommages environnementaux actuels ou prévisibles, bien que ce soit d’une grande fragilité, comme le montrent les débats scientifiques en cours sur une probable et forte sous-évaluation, dans le « rapport Stern », des dépenses nécessaires pour éviter une catastrophe climatique.

Mais de quoi les citoyens et les décideurs, de préférence associés, ont-ils d’abord besoin pour prendre des mesures individuelles et collectives sur ces questions proprement vitales ? Ils ont besoin de savoir avant tout si leur production, leur consommation, leurs rejets et leur mode de vie utilisent des ressources naturelles (y compris le climat) dans des limites compatibles avec les capacités de la nature à fournir ces ressources et absorber leurs pollutions et rejets. De tels indicateurs ne sont pas du ressort des économistes mais de disciplines multiples mises en mouvement en relation avec les organisations de la société civile et les élus. Ce sont des indicateurs physiques d’usage des ressources, de seuils de soutenabilité, d’émissions, etc. Comme il en existe beaucoup (pour le climat, l’eau, les terres cultivables, les forêts, les pollutions de l’air et des sols, la biodiversité animale et végétale, les ressources fossiles, etc.) on peut et on doit selon nous utiliser en complément un ou deux indicateurs « résumés » ou synthétiques pour attirer l’attention sur la tendance globale avant de la décomposer en tendances par domaines. C’est entre autres le mérite de l’empreinte écologique, de l’empreinte eau, du living planet index (pour la biodiversité). Aucun n’est parfait, il faut donc encourager leur amélioration et des innovations, mais tous sont déjà bien supérieurs à cette construction d’économistes qu’est l’épargne nette ajustée. Or la commission dévalorise les premiers et consacre des pages au dernier.

S’agissant enfin des indicateurs de « qualité de vie » (chapitre 2), il est permis de se poser des questions sur l’accent mis sur les indicateurs subjectifs de satisfaction, d’affects ou de « bonheur ». Qu’ils fassent partie du paysage et puissent conduire à se poser des questions intéressantes est évident. Mais ils sont d’un intérêt négligeable pour la conduite de l’action publique, ils ne disent rien ou presque des conditions de vie, de santé, de travail, des « capabilités » (liberté de choix de vie souhaitée sur la base de conditions objectives favorables). Ils ne peuvent pas servir à définir des critères de convergence entre pays ou des objectifs mondiaux « du millénaire ». Le rejet des indicateurs composites est lui aussi un problème sur le plan de la sensibilisation et de la médiatisation. Des regrets sur la méthode

Enfin, on ne peut que regretter le caractère faiblement démocratique du processus mis en place. Dans l’article publié le 22 avril 2008 dans le Monde sous le titre « Deux Nobel ne font pas le bonheur », Dominique Méda s’était étonnée qu’une Commission destinée à réfléchir sur les conventions qui encadrent la définition de ce que sont la richesse, le progrès et la performance des sociétés ne comprenne que des économistes, si peu de femmes (deux) et aucun représentant de la société civile : « si la Commission souhaitée par le président de la République, constituée de la fine fleur de l’élite économique mondiale se réunit en chambre pour nous délivrer sa formule magique, gageons que celle-ci, quelle que soit sa perfection technique, ne nous sera d’aucune utilité, incapable qu’elle sera de rendre visibles les malaises de notre civilisation ». Le réseau FAIR s’était précisément constitué pour rappeler à la Commission, d’une part, l’existence de travaux sur ces sujets – et la presser de prendre ceux-ci en considération – et, d’autre part, la nécessité de construire de nouvelles conventions et de nouveaux indicateurs avec la société, et c’est à cette condition que Jean Gadrey avait accepté de participer à ses travaux. Si la Commission a rencontré deux fois certains membres de FAIR en 2008, la société civile organisée a été tenue totalement en dehors de ses discussions. C’était pourtant une occasion tout à fait exceptionnelle de nourrir une délibération collective dont nos sociétés ont plus que jamais besoin. C’est la critique la plus forte que FAIR porte aujourd’hui à l’égard des travaux de la Commission.

Conclusion provisoire

Le collectif FAIR publiera en juin une analyse beaucoup plus développée des enjeux, des priorités et des modalités de la construction de nouveaux indicateurs, ne portant pas uniquement sur les travaux de la commission Stiglitz. Le présent texte, rédigé « à chaud », entend juste répondre à cette question qui nous est posée de plus en plus souvent : que trouve-t-on dans ces travaux et avez-vous de premiers commentaires ?

Par Jean Gadrey et Dominique Méda.

Article de L’Institut pour le Développement de l’information économique et sociale