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26 février 2009
Empreinte écologique, qualité de la vie... France et Brésil
Articles LE MONDE, France

Empreinte écologique, qualité de la vie... les pistes de la commission Stiglitz LE MONDE | 26.02.09 | 15h01

Les trente-trois économistes travaillent depuis plus d’un an. Américains, Français, Anglais, Indiens, tous appartiennent à la "Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social", créée début 2008 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, et présidée par Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie. Leur mission ? Définir de nouveaux indicateurs capables de remédier aux lacunes du système statistique mondial actuel.

Les aberrations du produit intérieur brut (PIB) sont connues : il augmente en cas de catastrophe naturelle grâce aux dépenses de reconstruction engagées, mais le coût de la catastrophe, lui, n’est pas comptabilisé. De même, la progression du PIB est loin d’aller de pair avec l’amélioration des conditions de vie des populations. "Nous allons proposer des mesures qui font sens, pas seulement pour la France mais pour tous les pays intéressés par nos travaux", précise l’économiste Jean-Paul Fitoussi, coordinateur de la commission. Le rapport final devrait être rendu au plus tard mi-mai. Mais des pistes existent déjà.

Un nouveau PIB. Pour M. Fitoussi, "il s’agit de compter en négatif ce qui est négatif, et en positif ce qui est positif". Exemple : quand le prix des loyers en centre-ville s’enflamme, il pousse les citadins vers la campagne. La construction de nouvelles maisons et les trajets du domicile au travail font progresser le PIB, alors que le temps de transport, un temps inutile, et les dégradations de l’environnement liées aux déplacements, sont nuisibles. La commission souhaite qu’ils s’inscrivent en négatif dans le PIB. De même, ce dernier devrait prendre en compte des éléments sans valeur marchande apparente, comme le bénévolat ou le travail domestique.

Les experts veulent aussi contrer les fausses perceptions liées au calcul actuel du PIB. D’où un travail important sur la mesure des inégalités qui devrait les conduire à préférer le revenu médian - qui sépare la population en deux parties égales : les 50 % qui ne l’atteignent pas, les 50 % qui le dépassent - plutôt que le revenu moyen qui peut augmenter parce que les revenus des riches progressent, mais pas forcément ceux des plus pauvres.

Développement durable. Emissions de CO2, biodiversité et empreinte écologique (surface nécessaire en hectares pour fournir les ressources consommées et pour assimiler les rejets d’une population donnée). La commission Stiglitz reprend cette idée retenue par le Grenelle de l’environnement. Le premier ministre a saisi, par une lettre du 20 janvier, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), lui demandant son avis sur la pertinence de l’empreinte écologique comme futur indicateur économique. Le CESE doit remettre son avis d’ici fin mai.

Le bien-être. M. Stiglitz est favorable à des indicateurs capables de mesurer les perceptions subjectives des populations : qualité de la vie, sentiment de bien-être, etc. La présence dans la Commission de Daniel Kahneman (Princeton), spécialiste de ce type d’enquêtes, n’est pas un hasard.

Marie-Béatrice Baudet Article paru dans l’édition du 27.02.09

Reportage Au Brésil, l’Etat d’Acre mesure le "bien-être durable" LE MONDE | 26.02.09 | 15h01 • Mis à jour le 26.02.09 | 15h01 BELÉM (BRÉSIL) ENVOYÉE SPÉCIALE

la simple lecture des statistiques, il ne fait pas bon vivre dans l’Etat d’Acre, au Brésil, petit territoire de l’Amazonie. Il affiche de piètres résultats en matière de développement humain, à en croire l’indicateur des Nations unies, calculé depuis 1990, et qui évalue à côté de la richesse matérielle (le produit intérieur brut, PIB, par habitant) l’accès des populations aux services de santé ou à l’éducation.

Pourtant les habitants de cette région de forêts ne sont pas plus mal lotis que les exclus des bidonvilles de Rio de Janeiro ou de Sao Paulo. Au contraire. Mais l’essentiel de leurs échanges échappent à la comptabilité nationale qui, de la mégalopole au village amazonien, utilise la même grille de lecture pour juger du bien-être d’une société.

"Imaginez que la forêt constitue le supermarché où nous faisons l’essentiel de nos courses, mais cela n’apparaît nulle part car il y a peu d’échanges monétaires. Du coup, il est facile de conclure que nous sommes sous-alimentés", explique Carlos Duarte, secrétaire d’Etat d’Acre à la forêt. Il est tout aussi réducteur de croire que les citoyens d’Acre ne peuvent pas se soigner, l’accès aux infrastructures modernes de santé étant moins aisé que dans les grandes villes ; ou qu’ils sont mal logés, disposant rarement d’un "habitat adéquat" qui, au sens de l’office des statistiques nationales, doit être construit en dur, comporter deux pièces et être entouré d’un trottoir pavé. En réalité, les soins sont souvent assurés par une médecine traditionnelle qui tire ses remèdes des plantes, et les "caboclos" - ces métisses qui forment le gros de la population - vivent dans des maisons en bois construites sur pilotis, mieux adaptées au climat que des cubes de béton.

Au début du XXe siècle, grâce au boom du caoutchouc, l’Acre était une région riche. Au point de fournir près du tiers du PIB brésilien. La concurrence asiatique a mis un terme à cette épopée, il y a longtemps. Les élus de la région continuent toutefois de penser que leur forêt mérite d’être préservée et qu’elle rapporte plus "debout" que livrée à l’exploitation industrielle, ou convertie en pâturage ou en champs de soja.

Cette idée aujourd’hui défendue par le gouverneur Binho Marques, du Parti des travailleurs, reprend le vieux combat des "seringueiros", les ouvriers chargés de récolter le latex dans les plantations d’hévéas. Restait à en faire la démonstration. L’Acre s’est donc tourné vers des économistes afin qu’ils construisent un nouvel indicateur de richesse : l’indicateur de "bien-être durable".

"Nous avons élaboré un indicateur de développement humain en y intégrant une dimension environnementale", explique le coordinateur du projet André Abreu, de la fondation France Libertés. Qualité des sols, réserves en eau, préservation de la biodiversité, émissions de CO2, etc. ont été pris en compte à côté de critères plus traditionnels : revenus, santé, éducation, logement. Ce travail réalisé par l’économiste Jean Gadrey et une équipe de chercheurs de l’université de Lille, vient d’être achevé. Il reste à le faire valider par la population : "Nous allons lancer une consultation auprès des différents groupes sociaux pour être sûrs que notre indicateur reflète leur conception du bien-être", poursuit M. Abreu.

Parallèlement, le gouvernement a entrepris de mieux valoriser la production liée à la forêt pour améliorer les revenus de la population. "Il y a quelques années, un hectare valait 20 dollars quand la même surface plantée en soja pouvait rapporter 600 dollars. A ce prix, il était très difficile de lutter contre la déforestation", constate M. Duarte. "Aujourd’hui, grâce aux filières commerciales consolidées autour du latex, des fruits, des plantes et essences pour les cosmétiques ou la pharmacologie, un hectare peut rapporter au petit exploitant près de 300 dollars par an. Et ce revenu est pérenne car l’exploitation respecte le renouvellement des ressources", assure l’ancien ingénieur forestier.

Dans une Amazonie chaque jour davantage grignotée par l’avancée des grandes exploitations agricoles, la forêt doit sa survie à la population qui l’habite. "Ouvrir notre région à l’agrobusiness aurait débouché sur de graves conflits sociaux", reconnaît M. Duarte. Les déconvenues d’autres régions brésiliennes ont fini de convaincre qu’il fallait persévérer dans cette voie. L’Etat de Bahia s’est rué vers les plantations d’eucalyptus pour alimenter l’industrie de la pâte à papier. Quinze ans après, les sols sont ruinés, les nappes phréatiques épuisées et la plupart des entreprises sont parties. Le mirage de la richesse aura été de courte durée. Les autorités en ont tiré la leçon. Elles réfléchissent à leur tour à une autre mesure de la richesse.

Laurence Caramel

Article paru dans l’édition du 27.02.09